Voici un article sorti de mes archives et présenté jadis dans une trentaine d’épisodes dont déjà plusieurs personnes me réclament la lecture ou même une relecture. C’est le récit de mon premier grand périple pédestre vers Compostelle.

Premier juin 2003

Il est près de vingt-trois heures et je viens de quitter mon domicile à Marchienne, faubourg de Charleroi, pour entamer à pied le grand chemin vers Saint-Jacques de Compostelle ou plutôt vers Santiago de Compostela, en Espagne.

Mais oui, Saint Jacques se dit Santiago en espagnol. Tout le monde ne le sait pas. Du moins, moi, je ne le savais pas, voici à peine quelques mois. Et le chemin vers Santiago se dit le Camino! C’est le premier itinéraire déclaré “Patrimoine de l’Humanité” par l’Unesco en 1998 et reconnu auparavant comme “Premier itinéraire culturel européen” par le Conseil de l’Europe en 1987.

Jacques devient parfois James, Jakob, Jacobus, Djak, Yago, … selon l’endroit d’où l’on part. Le pèlerin arrivé à Compostelle portait jadis le nom de jacquet, jacquaire, jacquot, jacote, jacobipète… Et pas mal de noms de famille en dériveront

N’ayant rien d’un randonneur, je m’étais imposé un entraînement de dix kilomètres par jour depuis plusieurs semaines et le week-end, je m’efforçais de tripler ou de quadrupler cette distance. Et j’arrivais le plus souvent à progresser à du cinq ou six kilomètres à l’heure. Mais jusqu’à la dernière semaine, je réalisais presque toujours une telle performance sans sac à dos et sur terrain plat. Je m’entraînais surtout le long de la Sambre ou sur le “ravel” parfaitement asphalté partant de Courcelles vers Gosselies.

Le “ravel”? Oui, pour ceux qui ne connaissent pas ce mot encore absent des dictionnaires, c’est le nom donné en Belgique aux voies réservées aux piétons et aux cyclistes. Ce sont très souvent d’anciennes voies ferrées magnifiquement réaménagées. Les ministres écolos ont de temps en temps de bonnes idées.

Pour en revenir à mon sac à dos, parfois, et surtout la dernière semaine, je le portais fourré de quelques vêtements, mais sans la tente ni le matelas de sol ni la nourriture, ni les cartes géographiques. Bref, un sac de cinq ou six kilos, tout au plus.

Avec près de quinze kilos sur les épaules, le rythme n’est plus du tout le même que ces derniers jours. Bon Dieu, que ce sac rempli complètement est lourd! Et pourtant, il ne contient que le minimum estimé au départ indispensable pour un périple de près de deux mille kilomètres.

La tente est ultra-légère: un kilo sept cent cinquante. Je n’en avais pas trouvé de moins lourdes supportant la pluie. Et par chance, elle ne coûtait pas cher. Et si par malheur, elle devait rendre l’âme, je trouverais à la remplacer dans une des succursales de Carrefour en France ou en Espagne. Bien qu’elle soit fabriquée en Chine, c’est d’ailleurs une firme espagnole qui la commercialise. Le Carrefour de Gosselies la vendait 25 euros. C’est moins cher qu’une seule nuit d’hôtel. Ces malheureux ouvriers chinois ne doivent pas gagner grand chose, mais ils la produisent probablement à des dizaines de milliers d’exemplaires par mois.

Une heure avant le départ, – oui, on m’a souvent surnommé l’homme de la dernière minute – , j’avais sorti la tente de sa boite, et ensuite de son sac pour vérifier si toutes les pièces s’y trouvaient. Elles s’y trouvaient. Mais en m’efforçant de la replier, je n’arrive pas à la comprimer dans l’état où elle se trouvait en la sortant de son emballage. Un essai, deux essais, trois essais. Zut! Pas moyen de la remettre dans cet étui, à mon sens, bien trop étroit. Si, si, n’importe qui me dira à tort que ce n’est pas chinois, mais moi, je n’y arrive pas.

Comme cette tente supporte la pluie, je la sangle à mon sac à dos sans l’étui, et décide de ne mettre dans l’étui que les deux arceaux pliables ainsi que les dix sardines devant servir pour la fixation au sol.

Pour alléger le sac à dos, je porte cet étui à la main. Et comme la nuit, on ne sait jamais qui on peut rencontrer, je mettrai en évidence cet étui plus allongé qu’une matraque, s’il faut dissuader des passants de s’approcher trop près de moi.

J’avais eu l’idée que je trouverai vite farfelue de marcher la nuit pour éviter les heures de canicule et le trafic intense. La nuit me semblait aussi plus propice au recueillement. Et puis Compostela, le champ aux étoiles, évoque la nuit, les étoiles!

Deux cent mètres au-delà de l’église de Marchienne, j’aperçois un gyrophare au coin du second carrefour, quelques mètres au-delà d’une maison où des scrabbleurs ont l’habitude de se réunir les mercredis après-midi à coté d’un salon de coiffure. Je vois un policier, revolver au poing, avec une torche dans l’autre main, examiner l’entrée du salon de coiffure. Le plus discrètement possible, en évitant de rendre trop apparent l’étui à arceaux, je continue ma marche en réalisant déjà que la nuit, l’ambiance est parfois un peu plus inquiétante que le jour.

Une bonne heure après le départ, je constate n’avoir pas dépassé trois kilomètres, peut-être trois et demi, et je souffre déjà des épaules. Bof! C’est moins performant que les cinq à six kilomètres auxquels je m’attendais. Peu importe. Je ne pars pas pour une compétition. La marche durera un peu plus que prévu, mais tant pis. Dix minutes de repos sous un réverbère et me revoilà reparti.

Un quart d’heure plus loin, une Ford Escort noire allant dans le même sens que le mien ralentit à la hauteur d’un garage et s’immobilise à quelques mètres sur ma droite. Elle garde ses phares allumés. J’y remarque vaguement deux jeunes gens d’une vingtaine d’année. La vitre du chauffeur s’abaisse.

Qu’est-ce que vous avez en main, me demande-t-il en me scrutant du regard.

Les piquets de ma tente! Je réponds sèchement en tenant l’étui fermement à hauteur de la tète, comme si j’étais prêt à m’en servir. Ces deux gaillards n’ont pas du tout l’air de flics et cette question m’intrigue. Répondre les piquets, cela doit impressionner plus que dire les arceaux flexibles, non? C’est ce que je pense en prononçant mes quelques mots.

Continuant à marcher sans changer de rythme, je ne me sens pas du tout à l’aise. Mais le véhicule reste sur place et j’entends les portières claquer de nombreuses secondes plus tard. Je ne me retourne pas.

Ce furent fort heureusement les seuls moments où j’éprouvai une légère angoisse à propos de ma sécurité lors de ce très long voyage. Certains trouveront peut-être que le reste du temps, j’étais inconscient. Quand je signalerai avoir dormi seul dans les bois, on me demandera si je n’ai pas eu peur. Jamais, je n’ai éprouvé la moindre appréhension!

Pour en revenir à ces deux jeunes gens, ils ont probablement eu encore plus peur que moi, me dis-je quelques minutes plus tard, soulagé de ne pas avoir eu à me servir de cette arme un peu trop souple pour s’avérer efficace. Quoi que…?

Tiens, oui, pensai-je alors, mon idée de ne marcher que la nuit, c’est peut-être à revoir.

Avant de partir, je ne me souviens pas avoir jamais marché la nuit en dehors des villes et j’avais curieusement en tète que la plupart des routes, du moins en Belgique, étaient éclairées la nuit, soit par l’éclairage public, soit par les habitations, la lune et les étoiles. L’éclairage public était excellent à Marchienne et pendant quelques kilomètres au-delà, mais très vite après, je devais déchanter et constater que c’était bel et bien terminé. Le noir presque absolu. Des nuages cachaient la pleine lune. Je voyais très mal le bord de la route et c’est un peu en aveugle que j’avançais. Je songeais à un arrière-grand-père que je n’ai jamais connu mais qui était, parait-il, non-voyant. Et je risque peut-être aussi de devenir aveugle! Allons, ce n’est pas le moment de broyer du noir!

Quelques lampes pâlottes éclairent de temps en temps l’intérieur de l’une ou l’autre habitation. De rares points rouges signalent probablement des poteaux à haute tension, mais ces lueurs le plus souvent faiblardes ne permettent pas de voir avec certitude où je pose les pieds. Heureusement que des bandes blanches limitent la chaussée. Blanches, le jour! Mais d’un gris foncé à peine visible la nuit!

D’un pas le plus ferme possible, je me tiens à la gauche de la route. C’est plus prudent. On voit mieux le danger et on peut s’écarter en principe plus rapidement. Mais quand deux véhicules se doublent dans votre dos et que le dépassant vous frôle les fesses quand vous ne vous y attendez pas, vous sentez votre taux d’adrénaline s’élever brusquement. Et c’est encore plus saisissant quand une ligne blanche interdit le dépassement!

Chaque fois qu’un véhicule arrivait en sens inverse, je m’efforçais de marcher le plus à gauche mais, bien entendu, en me tenant sur les bas-côtés. De nombreux véhicules s’écartaient de plusieurs mètres, mais pas tous. Le déplacement d’air de certains camions vous repousse et vous contraint à lui seul à faire un écart et parfois vous avez l’impression de perdre presque l’équilibre. Le volume du sac à dos y est probablement pour quelque chose. Aveuglé par les phares souvent très éblouissants, je dépose alors les pieds au petit bonheur la chance. Heureusement, la chance est la plupart du temps au rendez-vous. Mais de temps en temps, le pied gauche ou le pied droit se dépose dans une ornière ou sur une pierre ou s’empêtre dans des ronces que je n’avais pas vues. C’est parfois un peu douloureux, et je réalise de plus en plus que la marche de nuit sur des routes n’était pas une idée aussi géniale que je le pensais vingt-quatre heures plus tôt. Et d’autant plus que l’itinéraire prévu passe souvent en France par des départementales bien moins importantes que cette route-ci.

Et puis, s’arrêter de temps à autre pour se reposer, implique de déposer son sac. Mais ne pas voir sur quoi on le dépose s’avère peu commode. Or, ne pas s’arrêter ou ne pas déposer le sac, c’est se crever idiotement. Intenable!

Au début du mois de juin, les nuits sont fort courtes et j’arrive à Beaumont bien avant cinq heures du matin. Le spectacle de petites nappes de brouillard cachant partiellement certains taillis et des sapins me fait penser à des estampes japonaises. A l’entrée de la ville, il fait clair. Un boulanger a déjà ouvert sa boutique. Il y a des passants. Beaumont s’éveille avant le Paris de Dutronc!

J’avais décidé de prendre le bus pour rentrer à Marchienne et, toujours en bus, de ne revenir ici que le lendemain pour poursuivre le chemin. Pas encore de bus à cette heure-ci? Je fais donc le tour de cette petite ville avant de retrouver l’arrêt pour retourner en direction de Charleroi. J’ai en effet plusieurs choses à y faire. Je dois par exemple donner des ordres permanents à ma banque. En remettant toujours tout à la dernière minute, j’avais compté donner ces instructions le vendredi 30 mai, mais j’avais oublié que les banques faisaient le pont de l’Ascension et étaient fermées ce jour-là. Dois-je préciser avoir travaillé plus de vingt ans dans une banque pour oublier ce détail?

Depuis la France, il serait trop difficile de contacter ma banque et il me faut donc revenir à Marchienne. J’aurais pu ne partir que le lundi, mais j’avais décidé de partir le premier juin. Obstiné, j’étais parti le premier juin au soir, presque le deux, mais le premier juin tout de même.

J’avais en outre décidé d’acheter d’occasion un appareil photo numérique presque neuf appartenant au fils d’une connaissance et acquis par ce fils il y a moins d’un mois. Il regrettait son achat et je devais venir chercher l’appareil chez le père à Forchies, à cinq kilomètres de Marchienne.

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Rentré à Marchienne par le bus, je m’affale comme une masse sur mon lit. Je me sens fatigué par cette étape de seulement vingt-trois kilomètres parcourus sur un terrain bien plus accidenté que celui de mon entraînement. Je ne m’endors pourtant pas immédiatement, revivant les petites péripéties de ce début de longue promenade, réfléchissant à ce que je peux retirer de mon sac, à ce que je devrais y rajouter. Au réveil, je me rends à la banque, puis au domicile de cette connaissance dont le fils vend son appareil digital. Je devais venir le chercher la veille et ne l’ai pas fait en me disant que je perdrais moins de temps si je m’y rendais le lendemain. Mon vieux Nikkormat de 1971 avec l’objectif le plus léger, pèse plus d’un kilo. Pas question de l’emporter même si les photos que je réalise avec cette antiquité sont d’une qualité exceptionnelle. Je sonne. Personne. Dois-je attendre? Au fond, de belles photos numériques de quatre millions de pixels impliquent une mémoire considérable, ce que l’appareil n’a pas. Si c’est pour faire douze photos et ne pas pouvoir en mémoriser plus, autant acheter des cartes postales ! Je passe d’abord par une pharmacie avant de me décider. J’y achète ce qui me manque: un gel pour écarter les moustiques et autres insectes ainsi que des boules Quiès. Je n’ai jamais dormi sous la tente et je me dis qu’à proximité des routes ou des rivières bruyantes, je ne fermerai jamais l’oeil. Et encore moins dans les auberges en Espagne si par malheur j’y trouve des ronfleurs. Je ne songe pas une seconde à prévoir quoi que ce soit pour les pieds. En soixante ans et demi, je n’ai jamais eu mal aux pieds. A dix-huit heures, je prends la décision de me diriger vers l’arrêt du bus pour Beaumont puis d’embarquer sans appareil photographique. Allons, Ultreia !

Je vais donc revoir la route que j’ai parcourue la veille au matin dans l’autre sens et sur laquelle j’ai marché la nuit précédente sans presque rien y voir à l’exception de phares éblouissants. Je décide que la prochaine nuit, ce sera pour ce voyage ma dernière nuit de marche.

J’ignore ce qui me pousse à partir alors, car au fond, je pouvais tout aussi bien attendre une semaine ou quinze pour démarrer. Je n’ai aucune contrainte quant à la date du retour, et en supposant que je réalise vingt kilomètres par jour, j’arriverais à Santiago avant la mi-septembre. Les compétitions de scrabble ne débutent pas avant Octobre, et c’est pour elles surtout que je désire rentrer en Septembre au plus tard.

Mais voilà, j’ai peur de repousser la date du départ ! Je connais trop de gens qui à force de se préparer et de régler le moindre détail ne sont jamais prêts à partir et repoussent perpétuellement leur départ.

Quant à moi, je ne peux pas prétendre avoir songé au moindre détail. Au contraire, je n’ai réfléchi ni à l’itinéraire ni aux dangers. Je me jette dans l’aventure en me proposant de suivre vaguement l’itinéraire dessiné sur la credential et qui se limite en France à quatre ou cinq noms de villes! J’ai en vitesse retiré quelques pages d’un atlas Michelin beaucoup trop lourd à porter. C’est certainement plus détaillé que les quelques notes qu’emportaient les pèlerins du dixième siècle qui arrivaient à bon port !

Je m’embarque dans le bus de Beaumont. Le trajet est tellement plus bref qu’en marchant. Mon sac à dos est encombrant et je viens d’acheter en plus un petit sac frigo de la marque Thermos que je porte par devant autour du cou. Sept litres de contenance. Je n’y ai mis qu’une bouteille de limonade, des biscuits Grany et des bananes. Ce sera ma cantine. J’ai renoncé à prendre une deuxième paire de chaussures. J’ai retiré du sac le seul pull qu’il contenait.

Arrivé à Beaumont, j’oublie dans le bus le sachet avec les médicaments achetés deux heures plus tôt. J’aurais pu le mettre dans la cantine, mais je ne l’ai pas fait. Cela commence bien pour le roi des distraits! Tant pis! Je réfléchis que cela fait des années que les moustiques ne me piquent plus alors que dans ma jeunesse j’étais dévoré par ces bestioles. J’attendrai la première piqûre et en achèterai alors si cela se présente!

Avant d’atteindre la frontière française, je longe un champ où deux chevaux couchés se lèvent à mon passage et me fixent du regard. Et ils se mettent à marcher à côté de moi, à la même vitesse que la mienne, et cela sur plusieurs centaines de mètres. Citadin, je n’ai jamais côtoyé le moindre animal autre qu’un chien ou un chat. Cela me surprend de voir ces deux bêtes m’accompagner si longtemps jusqu’à la limite de leur champ clôturé.

J’arrive à la frontière. Enfin, à l’ancienne frontière. Et la première maison à gauche de la route en entrant en France est bordée sur plusieurs dizaines de mètres par un fossé dans lequel poussent une multitude de superbes rhubarbes.

Et je me souviens alors des mots si gentils de José, un compagnon de mon club de scrabble, prononcés quelques jours auparavant au cours du treizième repas annuel de fin de saison. J’avais décidé de ne partir à Santiago qu’après ce banquet réunissant la plupart des membres du Souvrabble de Courcelles et de tant de clubs amis.

Le texte de son aimable allocution a été publié sur le site Internet www.caroloscrabble.be qui donne, parmi d’autres sujets plus sérieux, les potins des clubs de scrabble de la région de Charleroi. Je le reproduis.

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Discours de José Thomas

Cher Bernard, je profite du dîner qui nous est offert par notre club pour t’adresser quelques mots d’amitié au nom de toutes les scrabbleuses et de tous les scrabbleurs. Parmi elles et eux, il y en a certaines et certains qui comprennent encore mieux l’exploit que tu vas réaliser, ce sont toutes celles et tous ceux qui sont aussi des marcheuses et des marcheurs, et qui restent sans doute baba devant ce projet fantastique que tu vas mener à terme, car tu vas le faire, à coup sur. Je me fais évêque ou pape si tu n’y arrives pas. (Je copie un peu ici sur notre Cricri qui avait fait un autre voeu quand les zèbres ont battu le club de Bruges)

1.865 kilomètres 200 à pied !

Qu’en pensent nos petites marcheuses et petits marcheurs du club ?

Gisèle et Léon des Tatanes Ailées, Cricri du club des Agasses, Marcella, une ancienne du XII de Marcinelle, Robert P et votre serviteur aussi du même club, et bien d’autres encore sans oublier notre président fidèle à son jogging habituel ?

Comme nous sommes petits devant toi aujourd’hui !

Oui, nous avons devant nous un nouveau fou, un fou de la marche ! Mais ne lui jetons pas la pierre, car tous autant que nous sommes ici, nous sommes d’autres fous, des fous du scrabble ! Quelles douces folies (au pluriel) la tête et les jambes… avec le coeur au milieu.

Certaines et certains disent que tu n’y arriveras pas jusqu’au bout, mais je crois que c’est pour te faire marcher (c’est le cas de le dire), car les mêmes disent aussi qu’ils vont penser à toi (et même plus…) tous les jours de ton périple !

Toutes et tous, cher Bernard, nous allons te porter jusque Compostelle, par notre amitié, et une grande joie que nous allons vivre dans un mois et demi (si tu gardes ta moyenne prévue), c’est quand nous recevrons une carte de Compostelle pour nous dire que tu es arrivé à bon port.

Toi, le cogiteur, un peu notre maître à penser, tu es aussi un champion de la marche, même avant de partir, car je sais comment tu t’es préparé physiquement par un entraînement intensif, psychologiquement par une grande motivation pour un superbe défi à relever.

Accepte en partant ce petit souvenir : c’est le cadeau que j’avais reçu à l’arrivée de mon premier marathon à Marcinelle. Epingle-le à ton blouson et regarde-le tous les jours en pensant à nous. De toute façon, comme tu vas rester le cogiteur pendant ta longue marche, tu n’auras que ça à faire jour après jour, en avançant pas à pas.

Je termine par une pirouette, pour ne pas faire pleurer tout le monde, et finir mon speech sur une note comique mais réaliste, expérience vécue à l’appui : comme les grands esprits sont souvent très distraits et comme il n’y a pas tout le temps des feuilles de rhubarbes tout le long du parcours, n’oublie pas ton rouleau de papier de « djok ». Bon vent et amitiés !

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Ce long fossé foisonnant de feuilles si larges est-il un démenti à la fin du discours? Non, le conseil de José s’avérera judicieux car ce sera la seule fois au cours du voyage que je verrai des rhubarbes!

Je bois rapidement le tiers de la limonade et je mange deux bananes et deux biscuits Grany. Ce n’est pas tellement par soif et par faim, mais dans le but d’alléger le sac Thermos un peu trop lourd et dont la lanière fort étroite me fait mal au cou. Ne dit-on pas que le sportif prévoyant mange et boit avant de ressentir fringale et déshydratation.

Cela m’arrivera souvent, presque tous les jours, de boire moins par soif que pour réduire le poids porté. Je n’emporte pour le moment qu’une bouteille d’un litre et demi.

Un peu plus loin, la scène des chevaux se reproduit mais cette fois-ci avec quinze veaux. Est-ce une attitude habituelle de ces animaux? La suite du voyage me prouvera que non car un déplacement similaire de tout un troupeau ne se produira qu’une seule fois en Espagne, et seulement avec les veaux. La plupart des vaches ne bronchent pas autre chose que la tète.

Oh! Un magnifique hibou écrasé, probablement happé par une voiture ou un camion! C’est triste! Mais ce sont surtout les hérissons qui font les frais du transport routier. J’ai l’impression que tous les deux kilomètres, il y en a au moins un d’écrasé. Au cours du voyage, je verrai encore deux autres hiboux, un lapin, deux chats, deux chiens, de nombreux moineaux, une sorte d’aigle et un cerf écrasés, mais aussi un serpent et des centaines de hérissons.

J’arrive à Solre-le-Château, petit village à seulement treize kilomètres de Beaumont. Je pourrais profiter du beau petit terrain de camping communal. Je passe devant l’entrée et par pure curiosité, j’y entre. Cinq ou six tentes très colorées, autrement plus grandes que la mienne, sont disposées sur une jolie pelouse. Cela sent les vacances. Le tarif est dérisoire. Il n’y a aucun préposé, ce qui m’incite à continuer ma route d’autant plus que me contenter de quelques kilomètres en une journée, ce ne serait pas sérieux et je me reprocherais de ne pas aller plus loin.

Je poursuis donc en pestant sur le poids excessif du sac à dos et sur cette lanière coupante du sac Thermos. Etait-ce bien utile de prévoir trois shorts en plus du jean que je porte? Ai-je vraiment besoin de cette lampe de poche d’un modèle très ancien à grosse pile carrée fort pesante? Je l’ai prise en dernière minute, n’en ayant pas d’autre. N’aurais-je pas pu me priver de ce petit poste de radio, de cet ouvre-boîte? Même les pièces de monnaie dans ma poche sont pesantes et à chaque pas je sens qu’elles finiront par provoquer une ampoule à la cuisse. C’est la première fois de ma vie que je ressens le poids de ce que je porte en poche! Et j’ai oublié de prendre du savon pour la lessive! Dans un prochain supermarché, je dois m’acheter ce savon, de la boisson et des fruits. Encore deux bons kilos de plus en perspective. Oh! Le plus tard possible!

De trop fréquents arrêts me procurent des petits soulagements brefs et appréciés, mais ralentissent la progression. Je suis honteux de la moyenne de ma marche que je calcule sommairement et mentalement après chaque borne. Si je parviens parfois pendant deux heures à me maintenir à quatre kilomètres à l’heure, la moyenne générale reste nettement en dessous. Arriverai-je avant l’automne à Santiago à ce rythme? Je suppute, je recalcule et je suis chaque fois déçu. Pourtant, je dois y arriver et je marcherai chaque jour le temps qu’il faudra. Pas question de m’arrêter au prochain camping. Je dois avancer! Ultreia! Je n’ai encore rien du pèlerin qui médite. Je calcule!

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3 juin 2003.

Je poursuis ma route toute la nuit puis la matinée. Je fais souvent des haltes, parfois très longues,

En début de l’après-midi, j’arrive à Etreaupont où je me rends au camping du Val d’Oise. La préposée de la réception est charmante. Je lui dis que je pars à Compostelle. Elle me signale qu’en ma qualité de pèlerin vers Compostelle, elle ne me fera rien payer et appose son cachet sur ma “credential”.

La “credential” est un document que l’on reçoit lorsqu’on signale à certains centres son intention et son engagement d’effectuer le pèlerinage vers Santiago. Il donne le statut de pèlerin. Je l’ai obtenue au Centre Gallego de Bruxelles, au 4 rue Vlogaert, près de la Porte de Hal. Le document reprend votre identité, le lieu et la date du départ, le but du pèlerinage. S’il est muni de cachets prouvant son passage régulier sur les voies menant à Santiago, il donne le droit de demander et d’obtenir l’hospitalité dans les gîtes et refuges prévus pour les pèlerins. En fin de parcours, la “credential” en règle donne droit à la “Compostela” si le but du pèlerin était d’ordre spirituel ou religieux. C’est une sorte de diplôme en latin attestant le fait d’avoir effectué le pèlerinage à pied, à vélo ou à cheval jusqu’à la cathédrale de Santiago visitée avec piété.

Le camping du Val d’Oise est situé à l’écart du bruit et du village, en pleine nature.

Comme je m’y attendais, je suis entouré de Hollandais en caravanes. Ma tente fait minable et est perdue sur son emplacement. Elle a la forme allongée des nouvelles malles qu’on place sur les toits des voitures, un peu plus arrondie sur le haut. Le haut ? Notion très relative. Le plafond est à 70 centimètres. Quand j’essaie de m’asseoir, ma tête relève la toile. C’est en fait en rampant que j’y entre et que j’en sors La notice la déclare tente de deux personnes ! Avec bagages ? Je ne conseillerais à personne de prévoir ce modèle pour deux !

Première douche suivie de la corvée de nettoyage du linge. J’ai trouvé dans un supermarché du gel Génie. C’est léger et épatant. Dommage qu’on n’en trouve pas en Belgique. Cela nettoie bien et rapidement même en eau froide et sans devoir frotter. Il fait beau. Il y a du vent et tout séchera avant la nuit.

En déballant le matelas auto-gonflable, une notice invite à le laisser se gonfler 24 heures avant une première utilisation!

Je n’ai pas 24 heures à attendre! Je dors dessus.

J’aurai du mal à le compresser complètement le lendemain. Il prend un volume tel que je ne peux tout juste pas le remettre dans son sac.

Je replie la tente en la roulant autour des arceaux enfermés dans la gaine de la tente et j’enroule le matelas autour. J’arrive à ficeler le tout au dos du sac. C’est volumineux mais cela tient parfaitement.

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4 juin 2003.

Je quitte le camping du Val d’Oise en vérifiant sur la carte la direction à prendre. A la première boulangerie, je rentre. Je me débarrasse de mon sac pesant et un monsieur en train de parler avec la boulangère me laisse commander une baguette et un quartier de tarte couverte à la crème pâtissière.

« – On appelle cela un jésuite », me dit la boulangère. 

« – Je connaissais déjà les religieuses ! »

« – Ah ! On en fait un jour sur deux, mais aujourd’hui ce sont les jésuites ! »

« – Vous avez raison de ne pas les mettre ensemble dans votre magasin! On ne sait jamais ce que cela peut donner ! »

Je sors, je marche environ un kilomètre jusqu’à une rue des Juifs qui est en fait une route départementale à l’entrée de laquelle on a oublié de mettre des panneaux indicateurs de direction. Je mange le morceau de tarte et je me renseigne auprès d’un passant qui me confirme que c’est bien la route à prendre.

Je désire vérifier sur ma carte les noms des patelins suivants ! Je ne la trouve pas. Retourner voir à la boulangerie ? Un demi kilomètre plus un demi au retour ? Un kilomètre en plus! Oui, cela vaut le détour! Je retourne à la boulangerie. Le monsieur qui m’avait donné son tour est toujours là. Il s’agit de toute évidence d’un huissier de justice qui rabroue la boulangère en l’invitant à régler sans retard certains montants si elle désire éviter de graves ennuis. Il ne s’est pas rendu compte immédiatement que j’étais entré.

– « Excusez-moi, n’ai-je pas perdu ma carte routière dans votre local? »

– « Non », me répond le huissier, « vous l’aviez coincée dans la poche de votre petit sac bleu et vous êtes sorti en l’emportant, je m’en souviens très bien. »

– « Ah ! Merci. »

Précis, le mec!

La poche du sac Thermos est vide. J’ai probablement perdu la carte en marchant. Mais comme j’ai parcouru exactement le même trajet en sens inverse, je l’aurais vue! Je sors de la boulangerie un rien dépité et je repars vers la rue des Juifs. En fait de carte, il s’agissait d’une des pages de l’atlas routier Michelin. Je n’emporte avec moi que les pages nécessaires au voyage pour une question de poids.

– « Dites, Saint-Jacques, Saint Antoine, secouez-vous que je retrouve la page manquante? »

J’ai à peine murmuré intérieurement cette phrase qu’une rafale de vent soudaine soulève à plus d’un mètre de haut la page en question, et cela une vingtaine de mètres devant moi.

Décidément, j’ai de la chance! Saint Jacques ou Saint Antoine est avec moi.

Je passe par une succession de petits villages. Il fait très chaud. Chaque village a son café “Stella Artois”, mais la bière s’y débite presque au double du prix habituel en Belgique. Les verres y sont plus beaux, mais la contenance est moindre! Jusqu’à 2 € 75, la chope de 25 centilitres, c’est un luxe, surtout que les cafés sont des plus ordinaires. Par contre, pour celui qui carbure au pinard, les prix sont nettement moindres. Je n’y entre aujourd’hui qu’une seule fois.

J’ai décidé de m’en tenir ensuite à l’eau plate que j’achète encore dans les supermarchés. Cela ne durera pas. Il fait tellement chaud que je vide les bouteilles à une allure surprenante. J’ai souvent tellement soif que je ne peux attendre un supermarché. Alors, je demande aux habitants de remplir ma bouteille vide

Le seul problème, c’est que les Français sont fort casaniers et s’enferment, volets fermés, lorsqu’il fait très chaud. Dans les endroits isolés, j’irai donc jusqu’à sonner aux portes pour demander à boire. Je n’aurai qu’un seul refus au cours du voyage. Ce sera à Angoulême.

Et ce “quémandage” est souvent l’occasion d’un bavardage plus ou moins long avec les gens. Certaines personnes m’invitent à m’asseoir, m’offrent même parfois une bière ou une limonade. Ils m’interrogent, s’intéressent au voyage à Compostelle. C’est où? Qu’est-ce qu’il y a là? Pourquoi y aller à pieds? Et pour moi qui marche seul toute la journée, ces petites haltes sont fort nécessaires et agréables tant pour ma bedaine que pour l’esprit.

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5 juin 2003.

Quand on marche seul, on a tendance à s’arrêter bien plus souvent que lorsqu’on marche accompagné. Je le constaterai plus tard. En attendant, je marche seul et au moins toutes les heures, je fais une petite halte et en profite pour écouter les journaux parlés.

Vers quatre heures, je venais d’écouter les nouvelles, enfin les mêmes qu’au journal précédent, et je me lève, j’enfile les lanières de mon sac autour des épaules, j’accroche les fixations et me voilà parti. Un gamin d’une dizaine d’années pédalant à vélo et sortant visiblement de l’école, m’apostrophe.

– « Dites, Monsieur, vous venez de Belgique? »

– « Oui ! »

– « Et vous allez en Espagne? »

– « Oui, comment tu sais cela? » 

– « L’an passé, un autre monsieur avec le même sac s’est arrêté ici aussi. Il venait de Belgique et il allait en Espagne! Vous avez soif? »

– « Un peu, oui! »

– « Venez boire un verre d’eau à la maison, maman sera contente de voir quelqu’un qui fait le même voyage que Victor. J’habite à cent mètres d’ici. »

Le Victor en question avait passé la nuit dans leur garage l’an dernier. Ce pèlerin liégeois venait de leur écrire une longue lettre leur annonçant son projet de partir tout prochainement au Rwanda.

J’avais lu sur Internet avant de partir des récits et des commentaires sur le voyage à Compostelle, dont ceux d’un certain Victor! Lors de plusieurs étapes dans les auberges d’Espagne, je verrai dans les livrets de commentaires des pèlerins des annotations faites par ce Victor! C’était bien l’écriture de la lettre!

Je n’ai pas passé la nuit dans le garage. Il était trop tôt. Je désirais avancer.

Un ravitailleur en eau me conseille d’aller au camping de tel village. J’y vais, mais les gens du coin me disent qu’on a fermé ce camping il y a près de trente ans! Allez sur le terrain de foot!

Ce sera ma première nuit en camping sauvage, derrière la clôture du terrain de football du village dont j’ai oublié de noter le nom. Les toilettes des joueurs étaient fermées mais celles de l’arbitre étaient ouvertes.

J’ai d’abord pique-niqué pendant que deux gamins s’entraînaient à des penaltys. J’ai attendu que leur séance s’arrête, puis qu’il fasse sombre pour monter la tente.

Et au petit matin, je quittais les lieux.

= = =

La cathédrale de Laon se voit de loin, de très loin. On a beau marcher des heures et des heures. On la voit toujours aussi éloignée. C’est qu’en fait, elle se situe sur un haut promontoire.

Ma route évite Laon que je laisse sur ma droite. Elle n’évite malheureusement pas quelques grimpettes qui font très mal aux jambes peu habituées à un tel pourcentage.

En début de soirée, je grimpais donc péniblement, et une voiture s’immobilise à ma hauteur.

– « Vous voulez monter? »

– « Non merci, je fais tout mon chemin à pieds! »

– « Où allez-vous? »

– « Je vais à Saint-Jacques de Compostelle! »

– « Ah! Je comprends! Bon voyage! »

Je poursuis la montée et cinq minutes plus tard, la même voiture s’arrête à nouveau.

– « Dites, je suis rentré chez moi, j’en ai parlé à mon épouse. Si vous acceptez, on vous invite à manger ce soir et à loger à la maison! Une de nos filles est en vacances. Il y a une chambre de libre. »

J’accepte évidemment mais je fais le trajet à pieds. Malgré les ampoules, je me mets à marcher à une allure redoublée et quarante-cinq minutes plus tard, j’arrive à l’adresse indiquée à Monthenault, quatre kilomètres et demi plus loin.

Denis Héry me présente son épouse Floriane et la plus jeune de ses filles.

Je prends une douche avant de passer à table.

Floriane a concocté un excellent repas. Elle me préparera un Tupperware avec les restes pour le pique-nique du lendemain. Elle y ajoutera des oeufs durs, des cerises, deux pots de confiture, l’un aux cerises, l’autre aux fleurs de pissenlit, le tout en provenance du jardin! C’est la première fois de ma vie que je déguste cette sorte de confiture. Floriane m’explique qu’elle ramasse 365 fleurs pour la préparer. Délicieux! Je suis choyé!

Au cours du repas, Denis Héry m’apprend qu’il fait partie lui aussi d’un club de scrabble, celui de Laon, où joue mon homophone, Bernard Claisse, qui était venu jouer cette saison au tournoi de mon club, le Souvrabble!

Ce que le monde est petit!

On parle du Camino! Les Héry aimeraient le suivre, mais certainement pas comme moi en suivant les routes asphaltées. Ils préfèrent les chemins de grandes randonnées. Parti sans grande préparation, j’ignorais même que cela existait. J’aime bien l’asphalte et j’apprécie les bornes kilométriques tous les kilomètres. Je me réjouis de voir fondre les chiffres des distances jusqu’à la ville suivante. Dommage d’ailleurs qu’il n’y ait pas des bornes tous les cent mètres comme sur les autoroutes de Belgique.

Je profite du PC de Denis pour envoyer mon premier message Internet aux membres du club.

= = =

Orage, ô désespoir !

Je suis trempé. Mon jean pèse au moins le double. Impossible de déposer les sacs par une telle flotte. Marcher, c’est la seule solution, tant qu’il n’y a pas un bistrot. Ah! En voici un! J’y attends plus d’une heure que la pluie cesse.

Et je repars.

= = =-

Ce jean trempé dans mon sac mouille tout le reste et avec cette eau, il pèse un poids dingue. Si je le garde, tout va moisir. J’ai deux shorts. Cela suffit! C’est un vieux jean tout usé. Mais quelle idée ai-je eu de prendre cet autre pantalon pour la pluie. Je ne l’ai mis qu’une fois pour préparer du ciment, et il y a encore des éclaboussures de ciment sur le bas des jambes! Allons, je balance tout cela! Je garde pourtant la ceinture qui ne me sert à rien puisque les shorts ont des élastiques, mais je n’en ai jamais eu une aussi solide. Et j’avais pris une vieille djellaba agréable pour dormir et pratique pour retirer le maillot sur la plage. Je la balance aussi. Je dois bien gagner deux kilos et demi ou trois, voire plus. Formidable! Quelle différence!

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A peine suis-je endormi dans le camping de Fismes qu’un vacarme me réveille. Des bruits stridents de puissants moteurs à quelques mètres de la tente. Mais pas n’importe quels moteurs, ceux de trois immenses tracteurs tirant de gros chariots à double essieu. Réveillé, je vais bavarder avec ces curieux arrivants. Ce sont des touristes allemands qui ne baragouinent que quelques mots d’anglais. Ce sont probablement des fermiers, qui viennent d’une petite ville proche de Hambourg et qui se rendent en Normandie par les petites routes à du vingt à l’heure. Chaque année, ils font un long voyage de ce type.

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Je passe par des paysages étonnants. Les champs de blés remplis de coquelicots évoquent les toiles des impressionnistes qui peignaient précisément dans la région. J’ai même vu un champ immense où il n’y avait que des coquelicots. C’est surprenant de beauté. Trois journalistes le photographiaient. Enfin, je présume que ce sont des journalistes, à voire leur équipement, les valises d’objectifs!

J’arrive dans une petite ville assez tardivement. Y a-t-il un camping? A l’entrée de la ville, je vois un terrain vague au bord duquel six personnes ont installé une table de camping à proximité de trois caravanes et de plusieurs camionnettes. Ils prennent leur repas. Je leur demande s’il y a un terrain de camping. Ils n’en savent rien. On bavarde. Ce sont les colleurs d’affiche du cirque Roger Lanzac qui précèdent de quelques jours le gros de la troupe.

– « Cela ne vous dérange pas si je plante ma tente sur le terrain près de vous. »

– « Non, pas du tout. »

Je me place à une vingtaine de mètres.

Maintenant que j’en ai l’habitude, je monte la tente en moins de trois minutes, plus vite que le prévoit le mode d’emploi.

Je suis à peine entré dans la tente qu’un des messieurs assis autour de la table m’appelle.

– « Dites, avez-vous mangé? »

– « Non! »

– « Ah, je vais vous préparer une assiette. »

– « Oh, c’est gentil. Merci. » 

Deux minutes plus tard, il m’apportait une bouteille de coca, une demi baguette et une assiette de pâtes avec des boulettes et une sauce aux tomates et poivrons. Un délice!

Après avoir mangé, je vais rapporter l’assiette et je félicite la cuisinière.

– « Ah! On va vous en resservir une! »

– « Je ne veux pas abuser »

– « Vous n’abusez pas. Il en reste. Je vous le mets. »

J’accepte! Je suis incapable de me faire un repas aussi bon pour demain. Rentré dans ma tente, je mange la moitié et remplis mon Tupperware.

= = =

Sur le bord de la route, je trouve un boudin d’isolation de tuyauterie de chauffage. Il est en sorte de mousse assez dense mais souple. Il me donne une idée en un éclair. Je le ramasse et en entoure la lanière de mon sac frigo. J’utilise du sparadrap pour le fixer. C’est génial! Cela ne fait plus mal du tout. Mais le sparadrap ne tient pas longtemps. Faudra que je trouve plus loin de la ficelle bleue en plastique servant à fixer les bottes de foin sur les remorques des tracteurs. Là, le boudin isolant tient bien! Magnifique! Enfin, très laid, mais très efficace! Pour le brevet, ce n’est pas le moment!

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14 juin 2003.

La société Lexmark, qui est une filiale d’I.B.M. fabriquant des imprimantes pour ordinateurs, possède dans la banlieue d’Orléans un complexe situé sur un terrain immense traversé par une rivière. Comme on est le week-end, je n’hésite pas une seconde à planter ma tente au bord de cette rivière qui forme un coude me cachant de la route.

Je suis réveillé à plusieurs reprises par des oiseaux dont les cris stridents me surprennent. Ce sont certainement des oiseaux de grande taille pour faire un tel vacarme.

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15 juin 2003.

Poursuivant ma route en direction d’Orléans, je passe à Saint-Jean de Bray, où j’ai l’attention attirée par une coquille Saint-Jacques apposée sur le portail d’un gros bâtiment entouré d’un jardin.

Je regarde les mentions: Les Amis de Saint-Jacques du Loiret.

Tiens, cela vaut la peine de perdre quelques minutes pour demander ici des informations sur les éventuels gîtes de la région. J’entre donc dans la propriété qui est immense. Je suis accueilli par un monsieur un peu surpris de voir arriver un pèlerin à dix heures du matin. Il me demande où j’ai dormi. Je le lui explique. Il trouve cela fort amusant et me propose de prendre une douche et s’occupera de moi par après. Il me confie à un autre monsieur qui me conduit à l’étage mais qui ne semble pas connaître très bien les lieux. On cherche au moins cinq minutes l’endroit où il peut bien y avoir une douche. C’est qu’il s’agit d’un ancien couvent de religieuses, immense, loué depuis peu à un médecin psychiatre qui y accueille non seulement les pèlerins de Saint-Jacques mais surtout les sans-papiers que lui amène la Croix-Rouge locale. J’apprendrai plus tard qu’il désirerait en faire également un lieu d’accueil pour les vieillards malades du cerveau.

Après m’être lavé convenablement, je descends dans le jardin. Je n’y vois que des dames à qui je demande si les messieurs que j’ai vus tout à l’heure étaient là.

– « Oh, ils vont arriver. Ils sont fort occupés aujourd’hui, mais asseyez-vous, ils vont arriver. »

Je m’assieds donc sur un banc. Le centre accueille aujourd’hui l’amicale des anciens rugbymen d’Orléans pour leur banquet annuel. Effervescence. Le camion du traiteur débarque les vivres. Des personnes s’affairent à placer des tables dans le jardin, puis les nappes, les assiettes, les serviettes, les couverts et les verres, et enfin les chaises.

Et petit à petit, de nombreux anciens rugbymen arrivent, viennent embrasser ces dames, leur font la causette, puis font la causette avec moi. On me présente le Président de l’amicale curieusement coiffé d’un immense tricorne noir. Je l’avais d’abord pris pour un curé mais ses blagues et ses chansons salaces me font très vite douter de cette première impression. J’apprends que son chapeau est une antiquité! C’est celui des anciens bateliers de la Loire.

Très gentiment, on m’invite à partager le repas et on me conduit à une chambre où je pourrai passer la nuit.

Au lieu de passer une vingtaine de minutes dans ce centre, c’est finalement plus de vingt heures que j’y resterai.

Le repas, un méchoui de deux agneaux, fut non seulement excellent mais extrêmement joyeux et bien arrosé. Il ne se terminera qu’à la tombée du jour. Ces rugbymen orléanais sont de vrais lurons pleins de vitalité. Ils n’ont pu se priver de jouer une partie de rugby dans la prairie. Je fus impressionné par l’entrain et la puissance de ces anciens joueurs dont certains atteignaient tout de même les 75 ans mais qui semblaient aussi vaillants que les plus jeunes.

Je n’ai retrouvé le médecin psychiatre, le docteur Jacques Denizot, qu’à table, en face de moi. J’étais assis à la droite de son épouse. On a beaucoup parlé du Camino. Il m’a signalé que l’an prochain, en juillet, partiront d’Orléans des voiliers qui se rendront en Espagne vers le cap Finisterra et que de là, le trajet pédestre partant du port de Fisterra ne prend que trois ou quatre jours vers Santiago. En 2004, c’est une année jubilaire pour le Camino! La Saint-Jacques, le 25 juillet, tombera en effet un dimanche. La route traditionnelle sera par conséquent bondée. Il y a eu plus de 9.000.000 de pèlerins en 1999, précédente année jubilaire. Et c’est donc une bonne idée que de partir par une voie moins encombrée. Cela me tenterait fort de m’inscrire à une telle expédition qui remontera la Loire au moteur et descendra l’Atlantique à la voile vers la Galice. Ce sont des voiliers armés en première catégorie qui feront le voyage, c’est-à-dire des voiliers aptes à voyager n’importe où, sur toutes les mers du monde. Il faut en effet des voiliers solides et des marins expérimentés pour aller de la pointe du Finisterre en Bretagne vers la pointe de Finisterra en Galice, deux des régions maritimes réputées parmi les plus dangereuses en Europe. Il a déjà organisé pareille expédition, il y a plusieurs années et désire renouveler cela.

Les derniers rugbymen partis, j’entrai dans le centre et je vis là, en train de donner à manger à un bébé, un couple de sans-papiers africains vivotant en France depuis trois ans. Porteur d’un diplôme d’électricien, cet Angolais parlant parfaitement le français n’a pas le droit de travailler ici alors qu’il a le bagage pour le faire!

Je pense que la maison fourmille de cas fort tragiques et que je suis probablement le seul à m’en aller dormir dans cette maison sans être au bord du désespoir et sans avoir à porter une véritable lourde croix. J’ai presque honte de m’être gavé et amusé toute la journée.

Je garderai toujours en mémoire cette journée inattendue et extraordinaire à Orléans.

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16 juin 2003.

Le docteur Denizot m’a vivement conseillé de poursuivre ma route en empruntant le sentier bordant la Loire plutôt que de prendre la route asphaltée. Et c’est vrai que le chemin est splendide. Mais j’aurais pu consulter ma carte et me rendre compte de l’existence d’une très longue péninsule. C’est une réserve naturelle que j’ai parcouru jusqu’au bout, mais j’ai bien entendu été forcé de faire demi-tour. Une dizaine de kilomètres non prévus, mais fort beaux.

A Orléans, on m’avait dit d’aller dormir à Dry où près de l’église, la famille Sergent accueille les pèlerins. Il était trop tôt quand j’arrive à Dry, et cela malgré mon long détour. De plus, où se trouvent ces “Sergent”? Je regarde les sonnettes proches de l’église en vain. C’est vrai que la journée de la veille fut fort animée, mais qu’à aucun moment, je n’ai eu la documentation espérée en voyant la coquille du portail..

Je continue ma route en suivant les flèches indiquant la direction de Chambord. Je traverse une région de culture d’asperges et de cerises. Des paysans en vendent au bord de la route. Le prix est identique au supermarché!

Nouvelle nuit de camping sauvage derrière une allée de pins à proximité de la tombe de personnes écrasées sur la route en 1969. La route peut s’avérer dangereuse!

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17 juin 2003

Tisson est une toute petite ville. Tiens, un office du tourisme! Si j’allais demander des informations sur les campings de la région. Avant d’entrer avec mon sac volumineux et encombrant, j’en détache mon matelas de sol dans lequel j’ai enroulé la tente.

Les personnes des Office de Tourisme sont en général très aimables et se font un plaisir de vous offrir toute la documentation souhaitée et aussi celle dont on s’en fout. L’employée est charmante et ne demande qu’à informer. Je reste un quart d’heure à bavarder et puis je m’en vais avec les tarifs des campings de la région.

Je marche pendant une heure quand je décide de m’arrêter pour m’asseoir un moment et manger. Zut, j’ai oublié le matelas à l’Office du Tourisme! Retour en arrière, toute! Déjà ici, le système de la sieste est en vigueur? Fermé de midi à deux heures et demi!

Il est midi dix! Et en face, il y a un restaurant. Bon Dieu que cela sent bon! Non, ce n’est pas donné mais pas exagéré non plus. Mais voilà, avant de partir, je me suis fixé pour règle de ne pas aller souvent au restaurant, et puis, j’ai une baguette. Je mange devant l’Office, puis j’attends! Repos forcé !

Je connaissais déjà le château de Chambord, mais je ne me souvenais pas que le parc fût si grand. A pieds, on s’en rend compte et on constate les dégâts immenses subis par les arbres lors des tempêtes.

Je vais dormir dans un très beau terrain de camping à Bracieux. Trois étoiles ! J’arrive à neuf heures. Pas de responsable à l’entrée. Je repartirai demain avant son arrivée annoncée à huit heures du matin!

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18 juin 2003

Départ vers Cheverny, et son splendide château qui inspira le Moulinsart d’Hergé. J’y vois les premières roses trémières. Que ces fleurs de plus de deux mètres sont jolies.

Je poursuis plus loin et monte ma tente dans un terrain de camping communal. On y travaille à refaire la route y menant. Conclusion, aucune voiture et aucune caravane n’y a accès. Je suis le seul campeur. J’ai l’embarras du choix pour l’emplacement de la tente. Pas de responsable à l’entrée et il n’y en aura certainement pas demain matin.

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19 juin 2003

Je marche par une chaleur intense jusqu’à Genillé où je dors dans la forêt près d’une table de pique-nique. Comme d’habitude maintenant, je ne monte la tente que lorsque la nuit tombe, vers dix heures et demi. Les arceaux donnent des signes de faiblesse. Ils se fendillent et je dois les raccommoder avec du sparadrap.

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20 juin 2003

Avec huit heures de sommeil, j’ai l’impression de récupérer. Je ne sens plus la fatigue de la veille.

J’arrive à Loches. C’est la ville de Madame Belpaire bien connue des Grosses Tètes.

Je rentre dans une pharmacie et je commande des “Compeed” ou des “Urgo”, produits épatants pour soigner les ampoules aux pieds. Un peu chers mais très efficaces! Ils seront trente pourcent moins chers en Espagne. J’achète des boules Quiès, un coupe-ongles, du gel anti-moustiques et des sparadraps. Au moment de payer, je me rends compte qu’il serait temps de me réapprovisionner en euros.

Société Générale, 10 heures 44: Opération impossible. Contactez votre banque. Voilà le message que je reçois sur l’écran du distributeur de billets auquel je demandais cinquante euros. Qu’est-ce que cela veut dire?

J’essaie auprès d’un autre distributeur.

Carte non valide sur cet appareil.

Malheur de malheur, ma carte ne fonctionnerait qu’en Belgique?

Je m’assieds sur un banc, me demandant ce que je peux faire. Il me reste dix euros et cinquante-deux centimes. Je n’ai noté aucun numéro de téléphone. Je n’ai que des adresses Internet mais les cybercafés en France me semblent presque aussi rares que les pistes de bobsleigh. Il y a moyen d’aller sur Internet à la bibliothèque publique mais elle n’ouvre qu’à quinze heures!

Cela fait presque trois semaines que je marche. Abandonner ici ? Jamais ! Je songe au discours de José. Je le vois mal en pape !

– « Allons, debout! Ultreia! Saint Jacques, c’est en votre honneur que je marche. Aidez-moi, protégez-moi, je continue! »

Il fait étouffant. Vers seize heures, je cherche de l’ombre. A un carrefour, je vois des arbrisseaux qui peuvent en donner. Je m’assieds. Quelques voitures passent !

Une grosse Jeep Mitsubishi s’arrête. Un vieux monsieur, style “vieille France”, à la voix de l’acteur Piepiu, en sort.

« – Monsieur, que faites-vous ici ? »

« – Comme vous le voyez, je me repose ! Je marche vers Compostelle et par cette chaleur, je recherche un moment de l’ombre ! »

« – Oh ! C’est exact, le chemin de Compostelle passe ici ! Mais si vous allez à Compostelle, il n’y a pas de problème, vous pouvez rester. On m’avait signalé quelqu’un sur mon champ, mais quelqu’un qui va à Compostelle, c’est bien normal ! Excusez-moi ! Et reposez-vous aussi longtemps que vous le désirez !»

Il retire son chapeau de paille et me salue avec visiblement une attitude du plus profond respect.

Je reste là encore une demi-heure !

En début de soirée, j’achète un pain de mie, un Coulommier et des abricots séchés. Je prépare tout le pain en découpant le Coulommier. J’ai 12 tartines de deux tranches, de quoi manger pour au moins deux jours. Il me reste alors exactement huit euros. Je réfléchis que la fois prochaine, je ferais bien d’acheter du fromage à tartiner et éviter les abricots séchés même s’ils sont curieusement tellement bon marché.

Je marche en direction de Cussay. Dans un petit parc bien aménagé, je suis surpris de voir par terre de nombreuses petites prunes jaunes et rouges. Je lève les yeux et me rend compte qu’il y a là un immense prunier. Je remplis mon sac Thermos d’un maximum de fruits. Je m’en rassasie en évitant de manger les peaux que je recrache. Gare aux problèmes intestinaux ! Je poursuis ma route. Le sac est lourd de prunes, mais tant pis !

Pas question d’aller au camping où je risque de devoir payer. Y en a-t-il d’ailleurs un ? Vers neuf heures, je demande de l’eau à un vieux monsieur. Il m’offre une limonade et m’indique un terrain de football où il y a une douche et des toilettes et où je peux aller dormir.

 « Et si quelqu’un vous dit quelque chose, répondez que vous venez avec mon approbation! »

Personne ne me dira rien. Je ne connais d’ailleurs pas le nom du vieux monsieur! Serait-il le maire?

En fait, je dormirai sous le toit de la buvette du terrain, sans monter ma tente.

J’apprendrai plus tard qu’il y avait un relais pour les pèlerins tout proche.

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21 juin 2003

Le matin, je marche très tôt et arrive à la poste de Descartes bien avant son ouverture. Mais il y a un banc et j’écris. La petite ville porte le nom de son plus illustre habitant. Je devrais m’acheter des lames de rasoir, mais tant pis, je me laisserai pousser la barbe. Avec les projets de changement de législation des pensions en France, les journaux parlés ne parlent que de la foire traditionnelle des grèves. Mais ouf, la poste est ouverte ce samedi matin. J’adresse une lettre à enveloppe timbrée pour demander du secours en Belgique. Ma carte bancaire ne peut servir qu’en Belgique puisqu’il y a de l’argent en suffisance sur le compte, Qu’on m’en envoie. Il me reste alors en poche 7 euros et vingt centimes. Je demande donc de répondre par Internet sur mon adresse e-mail que j’irai consulter dans les offices du tourisme. Je continue. Je passe par Montrichard. J’ai envie d’envoyer des cartes postales aux Richard du club, mais, économies obligent, je trouverai une autre occasion quand les finances seront plus adaptées à mes désirs.

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Le dimanche 22 juin 2003

Il fait chaud comme il n’a pas encore fait chaud au cours de ce voyage. La vraie canicule! Quarante degrés, dit-on à la radio! A l’ombre, je présume! Et je n’ai rien sur la tète.

Je passe devant les bâtiments extraordinaires du Futuroscope de Poitiers. J’aimerais bien aller visiter cela, mais ce n’est pas le moment de dépenser le peu de fric qui me reste si par hasard il suffit à payer l’entrée. Je cherche de l’ombre à hauteur du tunnel pour piétons surélevé et qui passe au-dessus de la route en sortant de la gare du TGV. Je m’y arrête une heure, puis je me lève et repars vers dix-sept heures. Il fait toujours pétant de chaleur.

– « Saint-Jacques, je vais crever par ce temps. Bon Dieu, faites quelque chose! Je vous en supplie! Un coup de vent, un orage, quelque chose! Sans quoi, en portant un tel poids, et avec ce régime de prunes, c’est certain, je finirai par clamser. »

Je n’ai pas progressé de cent mètres, qu’une camionnette Ford Transit sort de la route venant du Futuroscope et je remarque qu’elle perd quelque chose. Je vais voir ce que c’est! Une casquette grise. Je la ramasse, je l’essaie. Elle est parfaitement à ma taille! Elle est propre. Je n’en reviens pas. Merci Saint-Jacques. Et dire qu’en Belgique, je n’en avais pas trouvé d’assez grande pour couvrir ma caboche. J’avais bien un immense chapeau vénézuélien mais j’avais renoncé à le prendre en raison de son encombrement et de son poids.

A l’intérieur de la casquette, la marque METEO !

Est-ce un pur hasard, est-ce une réponse à ma prière?

Je suis impressionné.

Je traverse Poitiers et monte ma tente dans la forêt près d’un village qui porte le nom de Saint-Benoît. Je m’endors facilement!

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23 juin 2003

Au réveil, un promeneur d’allure très BCBG tient un chien de chasse en laisse et me remarque alors que je sors de la tente. On bavarde. Je trouve étrange qu’il ne soit pas étonné de me voir camper en pleine forêt. Ou il est trop poli pour faire une remarque désobligeante. Il me signale que l’abbaye de Saint-Benoît toute proche accueille les pèlerins de Compostelle et leur offre le repas du soir. Zut, j’ai loupé cela! Je n’ai mangé que des tartines au fromage et des prunes, sans les peaux! Curieusement, mes intestins supportent très bien ce régime inhabituel.

Je poursuis ma route et je glane des prunes chaque fois que j’aperçois un prunier. La plupart des pruniers sauvages ont des feuilles de couleur lie de vin. On les repère de loin. Mais il y a des arbres qui ont le feuillage de couleur identique et qui ne portent malheureusement rien. Mon Tupperware ne désemplit pourtant presque jamais! J’en mets d’ailleurs en vrac hors du Tupperware dans le sac, mais elles sont souvent écrasées. Tant pis. Je trie. Les moins molles dans le sac. Il y en a d’au moins quatre ou cinq couleurs. Les goûts diffèrent fort.

C’est curieux, cette situation en somme très précaire, ne me préoccupe pas. Je me sens protégé! J’ai parfaitement confiance que tout va s’arranger!

Je campe dans une partie déjà récoltée d’un champ. Pour la première fois de ma vie, quand j’ouvre ma tente le lendemain matin, je vois deux cerfs hors d’un zoo. Ils gambadent dans les champs de blé. Ils ne m’ont pas vu. Leur démarche est curieuse. Ils font trois ou quatre bonds. Ensuite, ils s’arrêtent, se cachent trois secondes et puis recommencent. Ce qu’ils sont beaux!

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24 juin 2003,

J’avais prévu d’emprunter la route nationale menant de Poitiers à Angoulême, mais elle est à quatre bandes et les piétons y sont interdits. Il fait toujours aussi chaud, mais en fin d’après-midi, cela se gâte. De vilains nuages annoncent de la pluie. La radio prévoit de violents orages. Et la page du recueil Michelin entre Poitiers et Angoulême, je ne l’ai pas prise puisque la route filait droite! Que de détours, ce jour-là!

Je mange toujours des prunes, et des cerises avec du pain. C’est curieux, de temps en temps, en pleine forêt, on trouve un cerisier! Parfois, les branches sont trop hautes. Heureusement pas toujours.

J’ai même trouvé un endroit où il y avait une demi-douzaine de cerisiers aux délicieux fruits noirs! Mais que d’efforts pour atteindre les branches. Mais ici, je prends mon temps. Les arceaux de la tente ont trouvé un nouvel usage! J’ai récolté plus de cerises que de prunes, sans compter tout ce que je mange sur place!

A neuf heures du soir, broum, les premiers coups de tonnerre.

Je ne repère pas une ferme où demander de pouvoir dormir dans une grange ou sous un abri. La flotte se met à tomber par grosses gouttes! En vitesse, je plante ma tente au bord de la route derrière une double barrière de protection. J’ai à peine refermé la tirette que c’est le déluge qui s’abat pendant un quart d’heure! Le terrain penche très fort, mais tant pis! Je dors très bien et j’ignore s’il a encore plu la nuit. J’ai oublié mon poste de radio en dehors de la tente, mais il doit s’avérer bien étanche car il n’en souffrira pas.

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25 juin 2003

Au matin, j’ai un short noir trempé. L’autre, bleu ciel, est franchement très sale. J’enfile mon maillot de bain qui ressemble à un bermuda, mais a des couleurs très tape-à-l’oeil, orange et rouge. C’est encore plus agréable pour marcher que les shorts. Je porte une chemise bleue à rayures horizontales blanches. Je ne passe pas inaperçu d’autant plus qu’avec ma barbe de plusieurs jours et ma casquette, je dois avoir une allure singulière. Pour la première fois de ma vie, je subis un contrôle de gendarmerie! Sans problème, puisque mes papiers sont en règle.

On m’avait prévenu qu’en France, le pèlerin seul est considéré comme un S.D.F. !

En marchant, à plusieurs reprises, des voitures et des camions s’arrêtent et me proposent du boulot sur les marchés ou dans les champs. Nourri, logé pendant un mois et payé! C’est tentant quand on se trouve dans ma situation, mais c’est pour un mois. Deux ou trois jours, je crois que j’aurais accepté. Mon refus surprend! On insiste, en me faisant miroiter qu’un peu après, il y aura les vendanges!

Non, Ultreia!

En fin d’après-midi, je cherche à rejoindre Selles. Un paysan m’indique une route devant y mener. Je m’y engage. J’ai marché quatre cents mètres qu’un break Peugeot me dépasse et s’arrête.

– « J’ai vu votre coquille Saint-Jacques. Où allez-vous ce soir? »

– « Vers Selles! »

– « Mais il y a au moins quatre heures de marche! Venez donc à Tusson, c’est à quelques kilomètres dans votre dos. On va vous y accueillir pour manger et dormir! »

J’accepte, bien entendu. Ce conducteur, c’est le responsable des Amis de Saint-Jacques de Tusson.

Tusson est un adorable village abondamment fleuri de roses trémières. On y a découvert dans une tombe un pèlerin du moyen âge portant une coquille Saint-Jacques. La ville de Tusson se déclare à présent ville jacquaire.

– « Vous accueillez beaucoup de pèlerins? »

Je reçois une réponse évasive. De temps en temps. Il me parle notamment d’une dame canadienne accueillie il y a quelques semaines et qui semblait épuisée.

Il me conduit dans un local où l’on voit le cadavre du pèlerin exposé au milieu d’une pièce, sur un lit de sable, comme on l’a découvert.

On va ensuite au gite qui accueille des jeunes en difficulté scolaire. Je crois bien que c’est un centre de réadaptation pour jeunes qui, très accessoirement, accueille les pélerins.

Je suis reçu très gentiment par les animatrices. Je suis le seul pèlerin et je dispose en face du centre d’une maison entière pour loger, avec cuisine, salle à manger et deux chambres. L’embarras du choix pour déposer mon matelas. Je peux profiter des lits, mais je trouve plus séant de ne pas salir les draps.

J’avais bien besoin de me décrasser et de laver mes vêtements.

On m’offre un excellent repas avec entrée, plat, fromage et dessert. Un festin! Le repas est servi dans une salle à manger aux beaux meubles rustiques en noyer.

On organise ici des stages en été: jardinage, sculpture et autres activités. Si les moniteurs sont doués dans leur branche d’activité, ce que j’espère, ils ne montrent que fort mal l’exemple de bonne éducation à table. L’un d’entre eux, assis à coté de moi, se sert le premier d’une salade de coeurs de palmiers et vide plus de la moitié du plat dans son assiette ! Soit, il n’a presque rien mangé d’autre, mais j’ai failli lui dire : Après vous, s’il en reste !

Voilà bien longtemps que je n’ai fait un tel repas! A part à Orléans, bien entendu.

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Le lendemain matin, je prends un copieux petit déjeuner avant de m’en aller avec mes prunes, du pain et une orange! Je me suis servi aussi !

On m’a indiqué un chemin fléché sur une cinquantaine de kilomètres pour pèlerins se rendant à Angoulême puis à Compostelle.

J’ai déjà du mal à trouver le départ du chemin. J’interroge des habitants avec lesquels je me mets à bavarder. Je m’extasie sur leur ville. Le drame, me dit-on, c’est que les Anglais viennent acheter tout l’immobilier et font grimper les prix à des niveaux qu’aucun jeune ne peut se permettre.

J’atteins le départ du chemin avec pour la première fois la coquille Saint Jacques stylisée en jaune sur fond bleu, comme il y en aura des centaines, mais beaucoup plus loin. Je m’engage dans un bois. C’est vrai que c’est beaucoup plus beau que les routes asphaltées, mais le fléchage laisse à désirer ou je ne le comprends pas et je finis par me perdre.

Heureusement, on a une langue. Mais à quoi sert-elle sans un interlocuteur? Personne pendant des kilomètres à qui demander le chemin.

Je retrouve finalement la route de Selles puis je loge à nouveau sur un terrain déjà récolté à dix kilomètres d’Angoulême.

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28 juin 2003

A l’entrée d’Angoulême, un rond-point, comme on en fabrique tant à présent, ralentit le trafic et allonge la route des piétons. Tiens, par terre, sur le trottoir, je vois des tas de bonbons! Je reconnais la marque: Quality Street! C’est une marque anglaise! On vend en général ces bonbons dans des boîtes métalliques rondes. Je m’arrête interloqué. Vais-je les prendre? Bof! Pourquoi pas? Il y en a une dizaine. J’en déballe un et le mange. Délicieux! Les autres rejoignent les prunes dans le sac Thermos.

Je traverse Angoulême. A la sortie de la ville, la route monte. Tiens, sur le trottoir, quatre oranges! Je m’arrête, tout aussi étonné. On n’est pas à Binche! Pas un chat dans la rue. Je les ramasse et elles filent dans la poche du sac à dos!

Comment est-ce possible?

Je n’en sais rien. Elles seront excellentes!

Oh, si c’est grâce à vous, merci, Saint-Jacques! Je crois que des vitamines ne peuvent pas me faire de tort!

Au sommet de cette montée, je me rends dans le supermarché. J’achète le pain le moins cher et du fromage fondu! Un pain de 24 tranches et 16 portions du style Vache qui rite, le tout pour un euro et demi. Qui dit mieux?

J’ai de quoi tartiner plusieurs jours!

J’arrive dans une ville qui se dit jacquaire, Aubeterre. Une des deux églises est consacrée à Saint-Jacques. Quelle montée éprouvante pour l’atteindre. Je suis épuisé. Je vais me reposer dans la deuxième église. Je m’assieds sur un banc. A coté de moi, à trente centimètres sur un prie-Dieu, un pigeon reste presque immobile. Le pauvre, il doit être malade. Un couple de touristes entrent. Je leur montre le pigeon. On bavarde une bonne demi-heure. Je leur raconte mon voyage. Ils me racontent le leur.

J’apprends que ce sont deux rebouteux. Ils n’en ont pas l’allure, pour autant bien entendu que les rebouteux aient une allure particulière. Ils me racontent la manière dont ils mettent au service des autres leurs dons exceptionnels. Ils mélangent religion, prières, imposition des mains, radiesthésie et leurs soi-disant magnétisme. On parle voyance! Ils y croient bien entendu, mais ne sont pas des voyants quoiqu’ils ressentent des malaises quand ils sont en présence de personnes émettant de mauvaises ondes. Personnages étranges, mais très sympathiques. Je ne dois probablement pas émettre de mauvaises ondes.

Originaires des Pyrénées et habitués aux randonnées avec sac à dos, ils me donnent le truc pour ne pas perdre de temps à attendre que sa lessive sèche. Il suffit de la faire sécher sur son sac en la fixant avec deux pinces à linge.

Allons, Ultreia! Je sors de l’église, reposé. Je prends la rue qui descend et au bas de celle-ci, je vois une galerie d’art d’un souffleur de verre. Par curiosité, j’y entre. Je bavarde avec le souffleur. Je l’interroge sur les produits qui colorent le verre, sur les températures de cuisson, sur la manière dont on apprend le métier.

Une vieille dame entre, regarde les oeuvres splendides de cet artisan, puis s’en va.

Le souffleur m’interroge sur mon voyage et finalement me propose son parking pour y planter ma tente. Il m’indique sa douche pour me laver. J’accepte. Son épouse arrive. On m’offre des madeleines et une baguette. J’accepte bien que j’aie du pain. Il me reste aussi des oranges, des prunes et du fromage fondu. Saint Jacques est toujours avec moi.

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29 juin 2003

J’avais vu la veille que ma route se poursuivait en direction d’un patelin qui commençait par Saint. En quittant le parking, je vois un poteau indicateur avec la mention Saint…. Je prends cette direction. Au village suivant, après une heure de marche, quelle n’est pas ma joie de trouver une demi-douzaine de pruniers sauvages pas trop hauts et fournis à profusion. Je remplis mon sac Thermos, et je me gave de prunes.

Je poursuis ma route et à la sortie du village, j’entends une voix de dame.

– « Dites, ce n’est pas par là, l’Espagne! »

C’était la petite vieille qui visitait la veille la galerie du souffleur de verre.

– « Non, vous vous trompez. Il fallait passer devant la gendarmerie et tourner à gauche vers Saint …. »

Je retourne donc sur mes pas. Et ce jour-là, je marcherai sans plus voir le moindre prunier! Une erreur de parcours qui me fut salutaire! Distraction inspirée par Saint-Jacques?

Arrivé à proximité de Saint…., une voiture à plaque hollandaise me demande le chemin de l’autre Saint …. Sans hésiter, comme si j’étais du coin, j’ai pu le lui renseigner!

J’arrive en fin d’après-midi à La Roche-Chalais. Le ciel est gris et menaçant. La radio annonce des orages violents. Je me dirige vers le camping. Le préposé est là! Zut, je n’entre pas et m’en vais planter ma tente à moins de cinquante mètres dans le bois voisin, en faisant fuir un couple de lapins.

Il ne pleuvra pas de la nuit.

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30 juin 2003

Saint-Emilion est une ville jacquaire selon un office du tourisme consulté la veille. J’y loge sous la tente à coté d’un groupe de touristes anglais qui ont déjà monté leur tente sur une aire de repos, probablement la seule de Saint-Emilion. Ils bavarderont bruyamment jusque tard dans la nuit.

En passant près d’un château, j’y avais fait une provision de prunes très claires, un peu farineuses, sans beaucoup de goût mais très nourrissantes, me semble-t-il. Le sac frigo est lourd. Tant mieux!

Je suis déçu de voir que la moindre fermette porte ici un peu trop fièrement le nom de château. Celui aux prunes est un des rares qui, par sa taille, méritait ce nom!

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Premier juillet 2003

Ma bourse devient de plus en plus plate. Même en ne m’offrant que les pains les moins chers et en évitant de trop étendre de fromage, il arrive un moment où il n’y en a plus et on ne les distribue pas gratuitement! Les prunes, oui! Heureusement! Et toujours pas de nouvelles de Belgique.

A présent, j’aimerais me trouver sur le chemin traditionnel de Compostelle pour bénéficier éventuellement d’une hospitalité comparable à celle dont j’ai bénéficié à Orléans ou Tusson.

Oh! Je n’en demande pas tant! Faut pas rêver! Je vais me renseigner à l’Office du tourisme de Saint-Emilion. On se rend compte qu’il s’agit d’une commune très riche. Au moins cinq employés s’y affairent. Une immense table en chêne garnit une pièce démesurément grande.

Le Chemin de Compostelle? Jamais personne ne leur a posé cette question. On téléphone au curé! Personne à la cure! On me suggère de passer par Sauveterre en Guyenne où l’on pourra certainement mieux me guider vers cette route qu’ils ne connaissent pas exactement.

En sortant de l’Office, je passe devant un beau restaurant où, en devanture, un cuisinier vend des sortes de cakes très petits, et probablement très chers. Un camion passe. Je dois m’écarter et avec mon sac, je fais tomber par terre trois petits cakes. Je me confonds en excuses sans proposer de payer. A l’impossible, je ne me sens pas tenu. J’aimerais bien ramasser et emmener les cakes, mais je me retiens. Faut tout de même pas exagérer! Le cuisinier a la mine déconfite. Moi probablement aussi. Je ne m’attarde pas.

A la sortie de la ville, une deux-chevaux s’arrête et une vieille dame fait basculer sa fenêtre pour me tendre une bouteille d’un demi-litre d’eau.

– « Prenez ceci, et bon chemin »

– « Merci »

Elle redémarre. C’est curieux ! Venant de face, elle n’a pas pu voir ma coquille placée à l’arrière du sac à dos. Mais les sexagénaires attifés comme moi peuvent-ils ici être autre chose que des pèlerins ?

L’appellation Saint-Emilion n’est pas propre à cette seule ville. Je marche bien au-delà et vois toujours des vignobles qui s’intitulent Saint-Emilion.

A Sauveterre en Guyenne, j’arrive en fin d’après-midi. Je me rends au presbytère. Personne, mais une Citroën passe et le chauffeur m’apostrophe. Il a la clé d’un local proche de l’église où je peux passer la nuit et laver mon linge qui en a bien besoin.

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2 juillet 2003.

Maintenant je n’ai plus un sou vaillant. Quelques centimes, mais pas assez pour acheter un pain! Je revois le monsieur de la veille à qui je demande où je pourrais envoyer un message Internet sans bourse délier.

– Allez à la mairie. Le maire était dans ma voiture. Il vous connaît donc de vue.

Je me rends à la mairie où par malheur le modem de l’ordinateur y est en panne. Celui du Syndicat d’Initiative devrait normalement fonctionner. On m’y envoie donc

Là, j’explique ma situation au préposé qui se montre d’une gentillesse extrême. Comme on y organise souvent des expositions, il a des provisions pour ces manifestations. Il me donne deux très gros paquets d’un assortiment de biscuits comme en fait Delacre et une bouteille de deux litres d’orangeade. J’envoie un message à Bernard Gilot, président de mon club de scrabble, le seul site Internet que je sois en mesure de contacter. En se rendant à Forchies, je lui demande d’y signaler mon problème d’argent pour me contacter d’urgence par e-mail. J’espère de la sorte obtenir de l’argent à Captieux où je compte arriver le 4 juillet.

En cours de route, je continue à demander de l’eau. Jamais, je n’ai demandé à manger. Pourquoi? Je n’en sais rien.

Des gens qui m’approvisionnent en eau sont en train de croquer des noisettes. Ils me proposent de me servir au noisetier et d’en prendre autant que j’en veux! Ces noisettes étaient déjà croquantes, ce qui est fort tôt, me semble-t-il. Je remplis mes poches. C’est grâce à mon ouvre-boîte qui n’a jamais ouvert une boite que je peux casser les coquilles!

Je loge à Langon sous des toitures métalliques avant l’entrée de la ville. A quoi servent ces toitures? Je me demande s’il ne s’agit pas de l’endroit où l’on fait attendre les chevaux avant les courses, car ces sortes de préaux se trouvent à proximité d’un immense terrain entouré d’une piste. Un hippodrome peut-être! Le sol était en ciment, mais semblait très propre. J’y ai très bien dormi à l’abri de la pluie et des regards. Au menu du souper: prunes jaunes, noisettes, prunes brunes.

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3 juillet 2003.

Je passe devant une aire de repos. Je m’y assieds. Il me reste encore quelques prunes. Plus des masses. Je les mange.

– Saint-Jacques, venez à mon secours! Seigneur, donnez-moi mon pain quotidien!

Quel zèle écologique me pousse soudain! Au lieu de lancer les noyaux dans la nature, je vais les jeter dans la poubelle. A coté de celle-ci, un grand sac noir est ouvert. Distraitement, je regarde. Hein! Des pains. Je fouille! Huit pains emballés dans des sachets sous vide. Tiens, ils sont mous! J’en ouvre un, je le renifle. Pas des plus récents, mais mangeable. Je mange une tartine. Très bon! Sur le pain, une minuscule étiquette d’un boulanger de Pologne.

Je ne rêve pas! Comment est ce possible? Je réfléchis et me dis qu’on est sur la route menant à Lourdes! Ce sont probablement des pèlerins se rendant à Lourdes qui ont trouvé que leur provision n’était plus à leur goût et qui se sont débarrassé de leurs pains jugés trop rassis. J’en embarque trois. En les comprimant dans mon sac à dos, je ne peux pas en mettre plus. Et puis, avec mon message Internet, j’aurai probablement des sous très vite, maintenant.

Bien que je sois peut-être plus démuni que le dernier des S.D.F. à cent kilomètres à la ronde, je remercie le Ciel et Saint Jacques pour le pain qu’ils m’ont fait trouver et je suis tout guilleret.

Je vais dormir dans le bois juste à coté d’une autre aire de repos.

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4 juillet 2003

A force de marcher sans ingurgiter autre chose que mes prunes et du pain, je maigris et bien que je ne me sente pas souvent fatigué, je me repose à chaque occasion. Les aires de repos le long de la route sont heureusement nombreuses depuis Angoulême.

Sur les aires importantes, de nombreuses voitures s’arrêtent. Un piéton ne passe pas inaperçu, surtout lorsqu’il porte un sac volumineux et qu’il est attifé d’un bermuda aux couleurs voyantes. Et mon sac est très volumineux avec le matelas que je n’arrive pas à compresser convenablement, ce qui a empiré depuis que j’ai cassé la valve de fermeture du passage d’air. Je dois ressembler au marcheur du guide du routard.

Certains couples ont l’air de s’emmerder copieusement et cela leur fait parfois plaisir de bavarder avec un inconnu qui les intrigue. C’est du moins ce que je me dis.

Effectivement, des gens m’accostent, me parlent, s’intéressent au voyage vers Compostelle. On approche des Landes. Les gens connaissent le Chemin! Ils ont des amis ou des connaissances qui l’ont fait ou aimeraient le faire! Certains qui l’ont fait en partie admirent la distance déjà parcourue.

Je reçois d’un ancien pèlerin un petit morceau de Cote d’Or ultra noir.

– « Merci! »

– « Ah! Je regrette de n’avoir plus qu’un petit bout, mais je sais, quand on marche, que cela fait plaisir! »

Un autre couple plus âgé, d’environ mon âge, la soixantaine, m’interpelle. Après quelques mots, ils m’invitent à m’asseoir et à manger avec eux. Je leur dis que mangerai plus tard car pour le moment je n’ai que du pain et des fruits.

– « Oh! Mais on va vous donner un peu de notre pique-nique! »

Et après avoir mangé de mon pain polonais avec leurs tomates, leurs cornichons et leurs tranches de viande, ils me remettent les tranches de viande restantes, une tomate, une pomme et une banane pour la route.

Je ne crèverai pas de faim encore aujourd’hui!

Je marche, et en fin de journée, je plante ma tente sur un chemin parallèle à la route. Un buisson large d’un mètre me sépare seulement du trafic. Pourvu qu’un camionneur ne lance pas une bouteille vide par sa fenêtre, ou pire, remplie de pipi. C’est incroyable le nombre de vidanges et de canettes jetées le long des routes!

Le sol est curieusement fort mou! C’est du sable et du sable où l’on enfonce! Les sardines y pénètrent comme dans du beurre non mis au frigo en été. La tente va-t-elle tenir? Il semble que oui! Et pourtant, je n’ai plus que sept sardines. J’en ai perdu trois depuis le départ.

Dans le premier guide du pèlerin, écrit au XIIème siècle, attribué à un prêtre, Aimery-Picaud, il est précisé à propos des Landes que “si tu ne regardes pas tes pieds avec précaution, tu t’enfonceras rapidement jusqu’au genou dans le sable marin qui là-bas est envahissant”! Bof! Cela n’a pas l’air aussi dramatique! Il est vrai que le département des Landes ne commence que dans quelques kilomètres!

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5 juillet 2003

Je rentre dans la poste de Captieux heureusement ouverte le samedi matin. Aucune lettre n’est arrivée à mon nom.

Je vais à la mairie demander la faveur de pouvoir consulter mon adresse Internet.

– « On va vous taper vos messages! Donnez votre adresse e-mail et votre code! »

Je m’exécute.

J’attends trois quarts d’heures. Mais qu’est-ce qu’ils foutent?

L’employée s’amène enfin avec un gros paquet de feuilles.

On m’a tapé tous les messages reçus.

Je n’en demandais pas tant, car j’y trouve toutes les réponses au concours “le nom propre du jour” que j’organise sur www.caroloscrabble.be.

Le message attendu est là aussi! Une carte bancaire m’a bien été envoyée à la place d’un transfert d’argent via la poste. Selon les informations reçues en Belgique, le transfert demanderait plus de temps!

Malheureusement, rien n’est arrivé à la poste! La grève est pourtant terminée, mais elle a probablement provoqué des engorgements qu’il faut encore résorber.

Zut, zut, zut et rezut (interdit au scrabble), je suis bloqué ici.

Captieux est sur la carte, mais j’ai vu des patelins trois fois plus importants qui n’y sont pas! Il y a deux garages, un hôtel, un magasin d’alimentation, un traiteur et un marchand de soulier, deux banques. Je crois bien que c’est tout. Il y a des toilettes publiques! Je peux m’y rendre et m’y approvisionner en eau! Il n’y a qu’un seul prunier! Et les fruits ne sont pas très mûrs. Mais il y a du soleil! Espérons que demain, les prunes soient un rien plus rouges!

Je tournicote et trouve un petit bois derrière les garages Renault et Opel où je plante la tente! Le sable est tout aussi mou que la veille.

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6 juillet 2003

Rien puisque c’est le dimanche.

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7 juillet 2003,

Rien!

Eternel optimiste, j’avais replié la tente! Je peux retourner! Je la place dix mètres plus loin!

Tiens, pour la première fois, devant l’église, en sortant de la poste, je vois des pèlerins. Une famille. Trois adultes et deux garçons d’une dizaine d’années. Ils portent sur le dos la coquille Saint-Jacques. Ils ont des bâtons de pèlerin. Je bavarde avec eux. Ils n’iront cette année que jusqu’à Orthez. Là, ils prendront leurs vacances. Ce soir, ils iront dormir à Retjons. Je leur explique que je reste un jour de plus ici en attendant une lettre recommandée !

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8 juillet 2003

Dès que j’ouvre la porte, la postière me fait un large sourire et un signe oui de la tète ! La lettre est là !

Il y a deux banques à Captieux mais une seule machine à billets, et pas d’insigne Maestro! Rien que la Carte Bleue et la carte Visa ! Je n’essaie même pas ! J’ai peut-être eu tort !

Je marche donc aussi en direction de Retjons après avoir fait le plein d’eau et de prunes heureusement devenues rouges. Il me reste du pain polonais devenu très sec.

La route dans les Landes est monotone. Je devrais dire le Chemin, car depuis l’entrée dans le département des Landes, le Chemin est fléché et s’écarte de la grand route. On marche des kilomètres dans les fougères et les bois de pins, puis ce sont des kilomètres de champs de maïs qui alternent avec les fougères et les sapins. On n’aperçoit que rarement quelques fermes très éloignées l’une de l’autre. La culture du maïs est intensive, et les tuyauteries en tubes métalliques pour arroser les champs sont impressionnantes, d’une largeur de plusieurs dizaines de mètres. La région, jadis très pauvre, acquiert une certaine prospérité grâce à ce maïs qui sert exclusivement à nourrir les porcs et autres bêtes qu’on engraisse ici. Et ces produits-là seront exportés.

Jusqu’à Retjons, on suit un chemin sous lequel Gaz de France a enterré un pipeline de gaz sous haute pression. Les balises signalant le danger vous mettent à l’aise au moins une trentaine de fois. En cas d’incendie, surtout dans les bois de sapins, par où aller? J’essaie de ne pas y penser.

Retjons est un patelin très joli de quelques centaines d’habitants à exactement mille kilomètres de Santiago. Une borne l’indique.

Ce n’est pas un village d’agriculteurs mais de personnes de Mont-de-Marsan qui ont émigré à la campagne jugée plus agréable que la ville. La majorité des villas sont neuves. Une auberge de pèlerins est installée au-dessus d’un café-épicerie. L’auberge est un grand mot car il n’y a que trois lits et un fauteuil transformable en lit. Mais c’est très propre et très bien équipé.

Monsieur Farge, le responsable de l’Association des Amis de Saint-Jacques dans les Landes, a appris probablement par téléphone l’arrivée d’un pèlerin et vient me saluer. Je lui raconte mes mésaventures. Il me propose de me conduire à Roquefort dix kilomètres plus loin pour aller retirer de l’argent au Crédit Agricole! J’accepte! Enfin des sous! Il me ramène. Je fais mes provisions à l’épicerie de Retjons. Non, pas des prunes! Je me cuis des oeufs durs pour le pique-nique de demain. Je mange six yaourts avec un sachet de madeleines. J’ingurgite ensuite 500 grammes de crème au riz, ce que l’on conseille aux marcheurs! J’ai encore des prunes, mais cela ne me tente pas! Je suis rassasié!

Je cuis six oeufs durs pour les prochains pique-niques.

Je passe la soirée à lire le livre des commentaires des pèlerins. Presque tout le monde signale être ravi de l’endroit. Je constate qu’un pèlerin y écrit en moyenne deux fois par semaine. Mais tout le monde n’y écrit probablement pas. La famille de hier n’a rien écrit!

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9 juillet 2003.

De Retjons, on passe à Roquefort. Mais attention, ce n’est pas le Roquefort du fromage qui a la même orthographe. Ce que j’ai bien fait de ne pas faire envoyer le courrier à la poste de Roquefort. Trop souvent, les lettres partent du mauvais coté.

L’étape du jour se termine dans une grande ville que je ne connaissais que par son équipe de rugby: Mont-de-Marsan

La ville est beaucoup plus grande que je ne l’imaginais. Le gîte est très bien situé en plein centre mais dans une rue calme. Il n’offre que six places, mais c’est d’une propreté impeccable. On y dispose d’un micro-onde. L’évier pour laver son linge est un peu petit. Mais faut pas faire le difficile quand, en plus, tout est gratuit.

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10 juillet 2003

Je n’aime pas (ou plutôt pas encore) me promener seul en suivant le Chemin. Je préfère suivre la route des camions et des voitures, car là, j’ai des informations sur les distances parcourues et les distances restantes. Régulièrement, et partout en France, une borne et une trace de trente centimètres de large au moins, de chaque coté de la route, annonce le kilomètre parcouru. Dans les sentiers, rien! Ou alors, il faut un guide, mais je n’en ai pas. Je ne suivrai le Chemin qu’à partir du moment où il porte le nom de Camino Francès, c’est-à-dire dès la ville de Sant-Jean-Pied-de-Port.

Camino Francès! On traduit cela souvent à tort par Chemin des Français alors que cela signifie Chemin franc, chemin gratuit! Mais il est exact que c’est le chemin le plus suivi par les Français.

Je passe la nuit au bord d’un champ de maïs après Momuy. Je m’arrange pour être caché par des touffes d’arbrisseaux.

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11 juillet 2003

Je revois la famille des pèlerins. Les routes asphaltées sont plus rapides que le Chemin qui, lui, serpente beaucoup plus!

J’arrive à Orthez Je retire à nouveau de l’argent rien que pour m’assurer que la carte fonctionne et je me repose dans une aubette pendant une heure et demi. Une aubette! Un abribus, quoi! La route n’est décidément plus plate. Je monte ma tente à Orion dans un champ tout près d’un Logis de France probablement plus luxueux.

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12 juillet 2003

Comme dans le désert, je me lave avec moins du quart d’une bouteille d’eau. Faudra tout de même trouver une auberge, ce soir! Pas seulement pour se doucher, mais aussi pour laver le linge! Car celui-ci en absorbe de la sueur! Je bois jusqu’à sept litres par jour et j’en transpire au moins les neuf dixièmes.

Allons, direction Saint-Palais. On est dans le pays basque. Les panneaux de signalisation sont bilingues! Les noms français sont parfois bariolés. On a connu cette manie stupide en Belgique aussi!

Je sais pour l’avoir lu à Retjons que des Franciscains de Saint-Palais accueillent les pèlerins. J’interroge le syndicat d’initiative qui me renseigne la rue où je dois me rendre. Je comprends probablement mal. Je grimpe la rue en question bien au-delà de l’auberge. Comme cela grimpe fort et que les maisons deviennent clairsemées, j’ai des doutes. Tiens, des pruniers sauvages ! Je ne lève même pas les bras ! Je retourne sur mes pas et me renseigne à la gendarmerie où l’on me montre l’église dépassée depuis un bon moment. C’est juste derrière elle que se trouve l’auberge. Passé la porte d’entrée par le jardin, j’arrive dans un grand patio où je suis accueilli par une dame. Tiens, une dame! J’apprendrai plus tard que cette hospitalière s’est portée volontaire pour aider les Franciscains qui ne sont que quatre dans ce grand bâtiment.

A partir d’ici, toutes les auberges auront des hospitaliers ou des hospitalières, des volontaires qui s’occupent d’accueillir les pèlerins et de tenir l’établissement en ordre.

Pour devenir hospitalier, il faut parler plusieurs langues dont l’espagnol, suivre des cours centrés sur les premiers soins et l’entretien d’un gîte, et avoir effectué le Camino!

Dès mon arrivée, je reçois un verre de citronnade. C’est bien agréable. Petit luxe inhabituel par la suite. Oui, ce seront parfois des machines à sou qu’il faudra actionner si l’on a soif et plus souvent le robinet des toilettes!

L’hospitalière me fait visiter les lieux.

Elle propose d’assister aux Vêpres avant le repas du soir. Je crois bien que c’est la première fois de ma vie que je vais à des Vêpres.

Les Franciscains que j’ai vus tout à l’heure en short, sont à présent en tenue strictement traditionnelle. Ils chantent une série de couplets. Je les plains de devoir subir cela tous les jours, car eux ne se tapent pas seulement les Vêpres! Enfin, il y en a qui aiment peut-être cela.

Au cours du repas, je suis assis à coté d’un Autrichien qui se tape une moyenne journalière effarante. Il est parti du Puy-en-Velay il y a quatorze jours. En général, on met un mois pour arriver ici ! Pas étonnant qu’il souffre d’une tendinite. Avec deux Américains et un Franciscain, nous sommes les seuls à bavarder en anglais.

Après le repas, on se rend presque tous à une messe chantée en basque, en ville. Il y a beaucoup de monde et la plupart des gens chantent, sauf ceux de passage pour qui la langue est totalement incompréhensible.

La nuit se passera dans un grand dortoir. Je m’imaginais qu’il y aurait un dortoir masculin et un féminin. Non, jamais, au cours du Chemin. La mixité est généralisée.

Je mettrai des boules Quiès. Je ne reverrai plus aucun de ces pèlerins par la suite.

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13 juillet 2003

Le chemin emprunté donne une première idée de la haute montagne en passant par un site merveilleusement beau, portant curieusement le nom de Gibraltar.

L’étape mène à Saint-Jean-Pied-de-Port. Nombreux sont toutefois les pèlerins qui coupent l’étape en deux et s’arrêtent à Ostabat, lieu de convergence de trois des quatre voies importantes se dirigeant vers l’Espagne.

Avant de pouvoir entrer dans l’auberge des pèlerins de Saint-Jean, ceux-ci sont conviés à se rendre au centre d’information pour pèlerins. J’y suis accueilli par un Australien tout content de pouvoir me donner les explications en anglais. Je reçois le plan expliquant comment sortir de la ville ainsi que la liste des villages et villes où il faut passer pour atteindre Santiago, avec mention du kilométrage les séparant, de l’existence des auberges et des magasins d’alimentation. C’est fort utile et si c’est moins détaillé, c’est plus à jour que la plupart des guides! J’avais déjà reçu une liste semblable à Retjons, mais ne mentionnant que les refuges et les kilomètres les séparant.

Je reçois ensuite le numéro de ma couchette à l’auberge et je paie les 7 euros et demi demandés. C’est, parait-il, moins cher que dans beaucoup d’autres gîtes de France, mais plus cher qu’en Espagne où cela varie le plus souvent de trois à cinq euros quand ce n’est pas laissé au bon vouloir sous forme de “donativos”, de dons. J’ai payé une seule fois six euros, et j’ai entendu dire qu’une auberge privée demandait sept euros, mais que cela les valait ! C’est surtout en Galice que la pratique des donativos est constante.

Jeannine, l’hospitalière la plus connue de France, est une dame d’une bonne cinquantaine, voire plus, très bavarde et fort sympathique. Ancienne cuisinière dans un restaurant, elle adore préparer des petits plats. Elle me fait visiter l’auberge où très curieusement, on ne fait que descendre. La cuisine se trouve deux étages plus bas que l’entrée.

Jeannine a cuit du macaroni fort pimenté pour une dame. Il en reste et elle cherche des volontaires pour le liquider. Elle m’en propose à moi ainsi qu’à une autre dame. J’accepte car je n’ai pas grand chose comme provisions, si ce n’est des madeleines, des abricots, des bananes séchées, du pain et du fromage achetés pour le lendemain.

  1. « C’est très bon, mais que diable, c’est terriblement pimenté ! » rouspète l’autre pèlerine.

  2. «  Oui, probablement, la dame pour qui je les avais préparés y a ajouté une rasade de Tabasco ! Mais je déteste jeter de la nourriture !»

  3. « C’est excellent ! Je suis habitué à manger des plats épicés. »

  4. « Alors, je vide la casserole dans votre assiette ! »

Je partage une chambre du rez-de-chaussée avec un jeune couple d’anglais et un quinquagénaire espagnol. Ce dernier me pose quelques questions que j’ai du mal à comprendre tant il parle vite. J’ai eu le malheur de répondre “si” à quelques questions faciles et à lui répondre “Belgica” à une question qui commençait par “ Donde”. Il semble persuadé que je le comprends parfaitement, ce qui n’est absolument pas le cas. Je me montre attentif, ce qui redouble sa verve. Il entame un long monologue. Je le retrouverai le surlendemain matin dans le gîte de Roncevaux. Il sera tout aussi prolixe et aura de nouveau l’air ravi de trouver un interlocuteur, visiblement toujours persuadé que je le comprends. La proportion des Espagnols qui démarrent avant leur frontière est infime.

La nuit, je suis réveillé par ce que je prends pour un orage. On m’apprendra plus tard que c’était un feu d’artifice tiré à minuit pour annoncer le 14 juillet.

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14 juillet 2003

Au petit déjeuner, vers cinq heures et demi, je rencontre un grand gaillard, Jacques, un Français de Lyon, avec lequel, je l’ignore encore, je marcherai des centaines de kilomètres. Jeannine a préparé le petit déjeuner avec confiture aux oranges et fruits. Je laisse un petit pourboire bien mérité et à six heures, je sors déjà de la ville. Pas un chat dans les rues!

Aimery-Picaud, au XIIème siècle parle des “péagers” de Saint-Jean et Saint-Michel-Pied-de-Port. “La férocité de leurs visages et semblablement de leur parler barbare, épouvantent le coeur de ceux qui les voient”. Plus loin, il décrit les Navarrais vivant sur l’autre flan de la montagne en des termes tout aussi pittoresques: “quand on les regarde manger, on croirait voir des chiens ou des porcs dévorer gloutonnement; en les écoutant parler, on croit entendre des chiens aboyer… C’est un peuple barbare, différent de tous les peuples et par ses coutumes et par sa race, plein de méchanceté, noir de couleur, haut de visage, débauché, pervers, perfide, déloyal, corrompu, voluptueux, ivrogne, expert en toutes violences, féroce et sauvage, malhonnête et faux, impie et rude, cruel et querelleur, inapte à tout bon sentiment, dressé à tous les vices et iniquité…. Pour un sou seulement, le Navarrais ou le Basque tue, s’il le peut, un Français!

Mais où donc vais-je fourrer les pieds? Quelle chance que je sois Belge !

Il ajoute que  “lorsque les Navarrais se chauffent, l’homme montre à la femme et la femme à l’homme ce qu’il devrait cacher”. Je pense être probablement trop naïf pour comprendre exactement ce qu’il veut dire, quoique la suite m’oriente un peu. “Les Navarrais forniquent honteusement avec les bestiaux : on raconte que le Navarrais met un cadenas à sa mule et à sa jument pour empêcher tout autre que lui même d’en jouir. La femme comme la mule est livrée à sa débauche. ” Quelle chance que je sois pas un âne !

Et plus loin sur le Camino, cela ne risque pas de s’arranger car la Castille serait peuplée “de gens méchants et vicieux” ! Et en Galice, encore un peu plus loin, c’est un peu mieux. “Les gens de Galice sont avant tous les autres peuples incultes d’Espagne, ceux qui se rapprochent le plus de notre race française par leurs coutumes, mais ils sont, dit-on, enclins à la colère et très chicaniers.

Fort heureusement, les peuples évoluent. Et neuf siècles plus tard, je ne constaterai aucun des caractères énumérés, bien que je n’ai côtoyé que trop peu les habitants locaux pour me faire une idée précise de leurs moeurs.

Mais après cette digression, revenons à la sortie de Saint-Jean-Pied-de-Port.

Les trois cents premiers mètres de la montée sont d’un pourcentage surprenant. Vous vous dites que si cela se poursuit ainsi, mieux vaut prendre le bus jusqu’à Roncevaux. Les autos doivent se mettre en première ! Heureusement, la pente s’avère moins dure par après, de quoi vous inciter à poursuivre. Mais c’est partie remise après quelques kilomètres d’asphalte abordables!

De nombreux pèlerins marchent avec un bâton. On appelait cela jadis un bourdon. Il y en a de très simples, d’autres plus travaillés. A Saint-Jean-Pied-de-Port, on en vend à des prix surprenants, très travaillés.

Le bourdon facilitait la marche mais servait aussi de protection contre les loups, les chiens ou les brigands. Plus de la moitié des pèlerins ont un bourdon. Certains en ont deux et ce sont parfois des sticks de skieurs. Je n’en ai pas, ou plutôt pas encore. On vend des bourdons qui se replient comme les pieds d’un appareil de photo. C’est moins solide qu’un simple bâton, mais c’est moins encombrant quand on ne l’utilise pas.

Aie, on quitte la route pour les sentiers de chèvres. Ce n’est plus de la marche mais presque de l’escalade. Le besoin de souffler devient impérieux. Je me laisse dépasser par des marcheurs plus aguerris. Je souffre. Le Chemin est une leçon d’humilité!

Je repars. Je trouve d’autres pèlerins qui m’avaient dépassé affalés, en train de boire. Cela me rassure un peu. A chaque rencontre, on se dit “bonjour” ou “hello”. C’est parfois déjà “Ola!” Ou “Buon Camino!” bien qu’on ne soit pas encore en Espagne!

La montagne est haute, très haute. Par chance, on ne s’en rend pas compte au début. On ne réalise même pas qu’on va devoir traverser les nuages. Et les traverser, c’est long, mais frais! Ensuite, c’est plus chaud, mais sublime de beauté. On se croirait en avion avec les nuages en dessous de soi! On atteint la grande statue d’une Vierge où tout le monde prend un moment de repos avant de s’élancer sur un sentier escarpé et gravir encore un bon morceau de montagne.

Tiens, cela descend ensuite. Mais on grimpe de nouveau un peu plus loin. Puis cela redescend, mais à chaque descente on craint d’avoir à regrimper tout cela un peu plus loin, ce qui est longtemps le cas. Et on arrive finalement en Espagne. On réalise que celui qui a écrit la Chanson de Roland n’est jamais passé par ici. Aucun défilé étroit ne correspond à la description des lieux. Une fontaine de Roland abreuve tout le monde. La route est encore longue avant la descente. Ma radio ne capte plus aucun poste en français. Je ne l’écouterai plus avant le retour en France.

Au bout d’un peu plus de huit heures de marche pour moi, pauses comprises, c’est enfin terminé de grimper. La descente est vertigineuse.

C’est en une heure environ que j’atteins les bâtiments massifs et gigantesques de Roncevalles. Il n’est pas encore quatre heures. La porte de cet édifice est fermée. Les formalités pour s’inscrire sont un peu longues en raison de l’engorgement.

Chaque pèlerin est invité à remplir un formulaire un peu fastidieux avec description de sa motivation. Vient ensuite le tamponnage des credentials et après avoir acquitté les 5 euros, autorisation est donnée de se rendre dans un immeuble annexe où se trouve l’immense dortoir. Comme dans les mosquées, il faut retirer ses chaussures de marche. La plupart se dépêchent de déposer leurs affaires, prendre une douche et laver le linge à l’étage en dessous. Les éviers n’ont pas de bouchon, ce qui ne facilite pas la lessive. Cela se représentera souvent au cours du voyage avec en prime des robinets dont l’eau ne coule que tant qu’on appuie sur un bouton. Faudrait trois mains!

Les lits sont superposés. Il y en a plus de cent. Chaque année, on en ajoute. J’ai fort heureusement une couchette du dessous. A ma droite, Jacques rouspète qu’il n’arrivera jamais à dormir dans un dortoir pareil où il doit y avoir au moins une douzaine de ronfleurs. On en entend déjà! Et le lit sous celui de Jacques, c’est un jeune homme prénommé Armand qui m’interpellait “Salut, le Belge” chaque fois qu’il me dépassait sur le chemin. Il avançait à une allure folle. Ils sont partis une heure après moi et sont arrivés au sommet une heure avant moi! Mais les haltes pour remplir sa gourde aux deux fontaines et pour le pique-nique ont fait en sorte que je les ai vus plusieurs fois. On ne pouvait pas ne pas les reconnaître. Jacques est très grand, très maigre et porte un chapeau d’indien du Venezuela en paille. Armand, très grand et plus massif, porte un sac au dos d’un orange vif visible à des kilomètres!

Armand se plaint d’être gercé entre les jambes. J’ai connu cela les premiers jours. Je lui passe une pommade pour nourrissons qui soigne ce bobo. Pour les étapes très dures, le pèlerin doit éviter les caleçons slip et préférer le modèle américain avec jambes. On évite alors le frottement provoquant les gerçures.

Je vais prendre au restaurant voisin mon premier menu du pèlerin à 7 euros sur présentation de la credential. Potage aux asperges, truite saumonée, yaourt, eau et vin compris. Bien que presque personne ne se connaisse encore, les pèlerins se placent à plusieurs à la même table. Il n’y a d’ailleurs que des pèlerins pour manger si tôt. Il est huit heures trente. A ma table, une Française et un Portugais. Un autre Belge, de Roulers, mange à la table voisine, mais très vite, on bavarde d’une table à l’autre. Ce compatriote est accompagné d’une jeune et jolie Brésilienne de Sao Paulo. Ils ont décidé de faire le chemin à vélo, bien que la jeune fille n’ait presque jamais roulé à vélo!

On se rend compte très vite de la grande diversité des nationalités présentes. On baragouine dans toutes les langues. J’apprendrai plus tard que Santiago a recensé l’an dernier des pèlerins de 96 nationalités sur le Camino!

68.999 pèlerins se sont rendus au bureau des compostelas de Santiago en 2002, dont 42.542 Espagnols, 5087 Allemands, 4891 Français, 3337 Italiens, 2737 Américains du Nord (Etats-Unis, Canada, Mexique et Porto-Rico), 1566 Américains du Sud, 1564 Anglais, 1442 Portugais, 1134 Hollandais, 1114 Belges, 1095 Autrichiens, 783 Scandinaves, 567 Suisses, 367 Australiens, 342 Irlandais, 125 Tchèques, 112 Japonais, 92 Sud-africains, 67 Hongrois, 65 Polonais, 32 Slovènes, 31 Israéliens, 29 Slovaques, 12 Philippins.

Retour au gîte. L’hospitalier hollandais prévient qu’à dix heures, les lampes s’éteindront pour se rallumer à six heures. En attendant, on bavarde longuement. Armand me raconte son dernier voyage, en Afrique, où il a marché des centaines de kilomètres dans la brousse. Il m’interroge sur mon pèlerinage, n’en revient pas que j’ai déjà plus de mille kilomètres dans les jambes. Il me demande si j’ai été bien accueilli en France. Je lui dis, oui, surtout dans trois villes, à Orléans, à Tusson et Retjons où j’ai eu la chance de tomber sur les responsables régionaux des Amis de Saint-Jacques. Hasard des hasards, le docteur Denizot d’Orléans, c’est son père! On écrit une carte postale à Orléans qu’on signe à deux!

Je ne trouverai des timbres et une borne postale qu’à Estella, le 17. C’est que souvent, on passe devant des bureaux de poste fermés. Dans les villages, ils ne sont ouverts que deux heures par jour, le préposé passant deux heures ici, puis deux heures là. Et à Pampelune, la grande ville traversée le lendemain soir, il sera trop tard.

Armand ressent une fringale soudaine. Il n’a rien mangé ce soir. Il part au restaurant en espérant qu’on lui servira encore quelque chose. Oh! En Espagne, il y a toujours des bocadillos, des immenses sandwichs. Mais c’est de la soupe qu’il a envie! Il reviendra après que les lampes se soient éteintes.

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Oui, le lendemain, le 15 juillet 2003, je traversais déjà Pampelune. Réveillé à cinq heures par les premiers partants avant que les lampes ne s’allument, je me suis immédiatement apprêté et parti également. A cause de l’obscurité, j’oublie sous le lit un poêlon et mon coupe-ongles. Je n’ai jamais trouvé en France un camping-gaz pour utiliser ce poêlon, mais il était pratique pour se servir d’eau aux éviers trop petits pour placer une bouteille sous le robinet!

Dehors, il faisait encore noir. Le Chemin est clairement indiqué et il commencera à faire clair lorsque les premières flèches s’écarteront de la ligne droite. Je m’efforce de suivre un Français qui file à une allure qui pour moi était inhabituelle. Je tiens le coup plusieurs heures, mais il va vraiment très vite. Je renonce à sprinter de la sorte. Arrivé dans un village, je cherche un magasin pour m’approvisionner. Je suis surpris de voir combien les produits vendus en Espagne sont totalement différents de ce que l’on trouve en France ou en Belgique. A l’exception de Coca-Cola, aucune marque connue! J’ai choisi des biscuits secs de marque Maria et une bouteille de citronnade Kas. Oh ! Kas, je connais ! Une équipe de coureurs du Tour de France porte ce nom sur les maillots ! La petite vieille qui tient la caisse me salue en partant en ajoutant « Buon Camino, peregrino ! ». Ce « Buon Camino, peregrino », je l’entendrai des centaines de fois les quelques semaines qui suivront.

Entre pèlerins, ce sera souvent aussi « Buon Camino » ou plus brièvement « Ola ! »

Mon lièvre français doit se trouver au moins un kilomètre devant moi ! Je suis à présent trois jolies italiennes qui marchent à une allure plus civilisée. Avoir des lièvres, et à présent de jolis lièvres devant soi, fait accélérer tout de même le rythme.

Le chemin, lors du deuxième jour devient très vite un sentier étroit qui descend régulièrement mais lentement. Ce sentier est longtemps irrégulier, cahoteux, caillouteux, malaisé.

Un certain moment, j’aperçois un Espagnol en train apparemment de réparer la charnière d’une porte très sommaire s’ouvrant sur un champ. Il m’accoste et me propose un bâton de pèlerin. Cinq euros! J’en achète un! Je verrai les mêmes un peu plus loin à quatre euros, mais tant pis! Je me demande s’il ne fait pas semblant de réparer la porte pour vendre ses bâtons.

Je profite du passage dans une ville minuscule, Larrasoana, pour faire tamponner ma credential. Vais-je déjà m’arrêter ici? En voyant le gîte et les matelas disposés sur le sol l’un à coté de l’autre, je fuis l’endroit pour continuer. Ultreia!

En cours d’après-midi, je rencontre un couple de Hongrois fort sympathique. L’homme est enseignant en mathématiques. Il parle presque parfaitement le français car il a enseigné plusieurs années en Algérie. Il me demande quelle est ma motivation. Je lui réponds qu’elle est multiple. Que j’ai été poussé par un amalgame de raisons. Il y a pour moi différents aspects, culturel, historique, touristique, sportif et spirituel qui ont joué. J’essaie de lui commenter cela.

– « Nous », me dit-il, « c’est l’aspect religieux qui domine! »

Je n’insiste pas.

Je suis intrigué lorsqu’il s’abaisse et ramasse sur le bord du chemin telle et telle herbe.

– « Je m’intéresse beaucoup aux plantes médicinales, et j’en ramasse pour le repas de ce soir. Mon épouse va préparer du riz avec de nombreuses de ces plantes. Ce sera délicieux. Tiens, vous connaissez ceci ? »

Il me met une plante sous le nez.

– « C’est de la menthe ? »

– « Non, de la coriandre ! »

Chacune des plantes me passe sous le nez, et à chaque fois, je me plante !

– « Vous avez le matériel pour cuire du riz? »

– « Oui, nous avons un petit poêle à pétrole. »

– « A pétrole, ce n’est pas dangereux? »

– « Non, si on fait attention. Nous n’avons jamais eu le moindre problème. »

Il m’explique avoir l’habitude de faire de longs périples dans les montagnes de Hongrie. Il participe souvent à une compétition hongroise de plus de cent kilomètres en tout terrain et en une étape où les premiers mettent moins de dix heures à rallier l’arrivée.

Soixante pour cent des participants abandonnent en cours de route. Il l’a terminée quinze fois.

Ayant du mal à suivre leur rythme, je leur dis que je les rejoindrai peut-être plus tard, mais que j’ai l’habitude de faire des pauses. Et je me repose un quart d’heure au bord d’une rivière, la seule rivière vue dans les Pyrénées et je bois même de son eau car ma bouteille de Kas est vide depuis un moment. Je me rends compte là que j’ai oublié mon poêlon qui aurait été bien pratique.

Vers huit heures du soir, le Camino traverse la grand route, passe par une aire de repos et se dirige vers une forêt.

Mais, que se passe-t-il? La forêt, à quelques centaines de mètres devant moi, est en feu. Du coup, je ne traverse pas la route!

Un hélicoptère déverse des masses d’eau. Des camions de bomberos s’activent à éteindre l’incendie. J’observe cela pendant un long moment. L’hélicoptère revient de nombreuses fois, à moins qu’il y en ait plusieurs. Il n’y a pas de vent, fort heureusement. Après cinq ou six aspersions depuis le ciel, les grandes flammes disparaissent pour laisser place à de la fumée. Les hélicoptères poursuivent cependant encore un tour de ballet.

Je ne peux suivre le Camino et prends donc la route des autos pour rejoindre Pampelune.

Plus jamais, je ne reverrai le couple de Hongrois.

Je n’atteindrai Pampelune qu’assez tard. C’est impressionnant de voir combien les Espagnols construisent d’immenses bâtiments d’habitation.

Il se met à pleuvoir, mais je n’ai pas le temps de déposer mon sac, d’y chercher mon K-way que cela cesse!

Je vais manger un hamburger en plein centre vers dix heures du soir, puis je m’assois sur un banc. Un jet d’eau automatique se met en route et m’asperge. Je m’en vais et sors de la ville pour aller dormir à la belle étoile dans le blé coupé non loin de la gare si j’en crois les bruits diffus.

– « Dites, Saint Jacques, je vous en prie, repoussez ces nuages! »

Il n’a pas plu une goutte de la nuit.

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16 juillet 2003

La sortie de Pampelune est impressionnante pour qui n’a jamais vu des éoliennes. C’est mon cas. Les hauteurs sont parsemées de gigantesques pylônes au sommet desquels tournent lentement des hélices à trois pales. Je compte soixante-quatre éoliennes d’un coté puis d’autres encore un peu plus loin. Cela anime le paysage. Je comprends mal les gens qui se rebiffent en estimant que cela détruit les paysages. Cela en crée d’autres! Je les verrais d’un mauvais oeil près de monuments historiques, mais là où il n’y a rien, c’est plus attrayant que de simples poteaux à haute tension. Je me souviens, quand j’étais gamin. J’adorais regarder les moulins lorsqu’ils fonctionnaient. Mon père arrêtait la voiture pour qu’on puisse regarder à notre aise. Les éoliennes sont tout aussi esthétiques! Ce qui est curieux ici, c’est que les hélices tournent, et on ne sent pas le moindre souffle de vent ! C’est vrai tant qu’on marche à l’altitude de Pampelune. Mais cette absence de vent se dément une fois que le chemin grimpe et qu’on atteint le sommet des hauts-plateaux.

Plus loin, le Camino traverse un village assez pauvre mais splendide, surtout de loin. L’église ressemble à une chapelle de Saint Idesbald! On aperçoit les cloches. Elle se situe au sommet d’une butte élevée et tout le village est parsemé sur le flanc de cette butte qui a donc la forme d’un grand cône. J’aimerais m’arrêter et essayer de dessiner ce village mais je n’ai pas de papier à dessin. Je regrette de ne pas avoir un appareil photo. Faudra que je revienne ici !

Dans le village, on traverse l’auberge. Et le tampon pour les credentials se trouve dehors sur un pupitre. Pas besoin d’ennuyer un hospitalier !

Je poursuis, et un peu plus loin, dans une côte très raide, marchant à côté de leurs vélos, tiens, je rencontre le Belge et sa jolie Brésilienne. C’est lui qui me reconnaît. Avec le casque obligatoire ici pour les cyclistes, je n’avais pas réalisé que c’était eux. Aie ! Pas terrible leur moyenne !

Arrivé dans un village, je m’assieds près d’une fontaine. Une jeune allemande me demande si la route est longue pour les pèlerins depuis le village précédent. Elle y a laissé son père et son frère et s’inquiète de ne pas les voir arriver. Elle conduit la voiture. Elle en sort un pique-nique et m’offre des fruits et du fromage, ce qui m’arrange car le magasin est fermé jusque tard dans l’après-midi. Sieste oblige !

Je n’apprécie pas les dortoirs. Je préfère dormir de nouveau dans le blé à la sortie d’une petite localité nommée Lorca.

Je ne regrette pas d’avoir emporté un matelas auto-gonflable qui amortit très bien les irrégularités du sol. On m’avait dit que tente et matelas ne me serviraient plus à partir des Landes. C’est déjà faux pour le matelas. Ce sera faux plus tard pour la tente.

Ici, le ciel est merveilleux. On distingue parfaitement la Voie Lactée et ses millions d’étoiles. Je vois passer des étoiles filantes.

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17 juillet 2003.

Mes souliers commencent à se révéler des plus faiblards. Tiendront-ils le coup encore longtemps? J’ai peur d’en changer. J’ai lu que c’était l’assurance de nouvelles ampoules.
J’arrive à Estella. J’y achète des timbres et je mange un bocadillo.

Estella est une petite ville où s’installa jadis le roi Sancho Premier Ramirez. L’entrée de la ville me semble minable, mais plus loin, elle possède un ensemble monumental de grande beauté. Une église forteresse dédiée à l’archange Michel garde une statue de la Vierge Marie très vénérée.

Je vais dormir à Los Arcos dans une auberge dont les hospitaliers sont des Belges de Tremelo tout heureux de mes efforts à leur parler la langue de Vondel.

Des pèlerins cyclistes les ont prévenus qu’il y avait encore un pèlerin à pieds sur le chemin. D’habitude, les auberges pour pèlerins ferment les portes à dix heures. Il est dix heures trente. J’y arrive éreinté. Le chemin traverse durant des kilomètres des vignes et surtout des champs de blés qui me semblent interminables. Rarement de l’ombre. Si, lorsqu’on se trouve près des récoltes de foin. Les paysans disposent les bottes de foin comme si c’étaient des briques et élèvent un mur aussi haut qu’une maison de deux étages! Mais je ne m’y attarde pas, tellement c’est haut. Si par malheur, l’équilibre devait se rompre, je me retrouverais comme une crêpe!

Il fait une chaleur épouvantable. J’avais trop peu d’eau et il n’y a pas de fontaines. Je crois que les kilomètres renseignés sont erronés. Depuis Villamayor, j’ai l’impression qu’il y a plus que les douze kilomètres et demi inscrits sur mes documents. Cela fait au moins quatre à cinq heures que j’ai quitté Villamayor. Kilomètres élastiques ou fatigue excessive m’empêchant de trouver un rythme normal?

Un médecin est en train de soigner les pieds d’une autre Belge. Il lui enfonce une seringue entre les doigts de pieds et en retire un liquide. Je n’aime pas regarder cela et je ne voudrais surtout pas subir le même supplice. Ce médecin est tout à fait opposé aux “Compeed” et “Urgo” pour soigner les ampoules. On me demande si j’ai des problèmes aux pieds. Je mens en disant que non!

Les hospitaliers belges me choient particulièrement parce que je suis un compatriote. Ils savent que je suis arrivé trop tard pour m’approvisionner au magasin local. Madame me prépare du macaroni avec des tomates. Elle me cuit trois oeufs durs pour le pique-nique du lendemain. Il y a plus de cinquante pèlerins. Si elle devait faire cela pour tous!

Il est onze heures et à cinq heures, ils doivent se lever!

Les hospitaliers ne restent dans une auberge que quinze jours, puis d’autres viennent les relayer. Rester plus longtemps, ce serait certainement tuant ! Ce n’est pas la semaine des 35 heures mais, surtout dans les plus grandes auberges, de trois fois plus !

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18 juillet 2003.

Je n’ai pas dormi jusqu’à trois heures du matin. Il faisait chaud et j’avais un ronfleur à ma gauche et un autre à ma droite. Je songeais à de Funès dans la Grande Vadrouille mais c’était deux fois pire. Je n’avais pas mis de boules Quiès. Je suis sorti du dortoir pour aller dormir dans la cour.

Le matin, je suis réveillé par les premiers partants vers cinq heures et demi. J’enfile de nouvelles chaussettes. J’ai déjà jeté quatre paires. Usées! L’élastique me sert bien la jambe, peut-être trop? L’hospitalier me dit où se trouve la boulangerie mais j’ai tout le temps car ils n’ouvrent qu’à sept heures, ce qui est tôt en Espagne! Je verrai des boulangers n’ouvrant le dimanche qu’à onze heures et certains ne vendant que de grands pains de deux kilos!

Le magasin est des plus sommaires comme la plupart des boulangeries espagnoles. On y vend deux sortes de pains, ce qui est un succès, et des “dolces”, des sortes de madeleines, plus plates et plus grandes, légèrement sucrées. Rien d’autre! J’en achète. Aucun autre magasin n’est encore ouvert.

Je marche donc en direction de Torres del Rio où se trouve l’auberge suivante. Pas de magasins du tout dans ce village, mais par chance un poissonnier ambulant stationne dans une rue. Et chose curieuse, en plus du poisson étalé sur de la glace pilée, il vend des citrons, des tomates et des bananes. J’achète des bananes et des tomates.

Heureusement que j’ai en plus les oeufs durs pour le pique-nique!

Je devrai attendre Viana, encore onze kilomètres plus loin pour trouver un magasin d’alimentation et y acheter du fromage, des dattes très difficiles à trouver en Espagne, et du chocolat aux noisettes. Pas très malin d’acheter du chocolat par ce temps, même avec un sac frigo!

J’arrive à Logroño très tard. Il est passé neuf heures quarante-cinq quand j’atteins ce que je suppose être une église dédiée à Saint-Jacques. Une sculpture monstrueuse représentant Saint-Jacques, le matamore, orne une entrée. Comme tape-à-l’oeil, on peut difficilement faire mieux.

L’auberge est probablement toute proche mais je ne trouve aucune flèche l’indiquant ni personne capable de me l’indiquer. J’essaie de retrouver la flèche précédente, mais je me perds. Après dix heures, l’auberge est certainement fermée. Je me balade longuement dans la ville et me console en allant acheter un tout gros cornet de crème à la glace. Les boulevards grouillent de monde à onze heures du soir.

Je marche encore une heure jusqu’à la sortie de Logroño, mais je loupe une des flèches indiquant la direction du Camino et me fiant aux panneaux indicateurs, j’arrive à l’entrée d’une autoroute interdite aux piétons. Il fait noir depuis longtemps. Je suis fatigué et cherche un endroit discret pour dormir. Je trouve un promontoire au bord de cette entrée d’autoroute. C’est difficile d’y accéder tellement il y a des ronces. Ce sera encore plus délicat demain d’en descendre, mais là en l’air j’ai la chance de trouver une plaque métallique de deux mètres de long sur laquelle j’étends mon matelas.

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19 juillet 2003.

Malgré le trafic, je dors comme un loir et fort longtemps. Il est vrai que je n’avais pas roupillé la veille ou très peu. Mes chevilles sont gonflées, surtout le pied droit. Mes chaussettes sont remplies de petites boules épineuses grosses comme la moitié d’un petit pois qui s’y sont accrochées. Je passe un quart d’heure à les retirer. Je retourne en direction de Logroño à la recherche de la flèche que j’ai loupée. Je cherche aussi un supermarché. On me renseigne le magasin devant lequel je suis déjà passé deux fois. Autoservicio! Je croyais que c’était un garage avec un nom pareil. Faut dire qu’en raison de la chaleur, la plupart des magasins n’ont pas de vitrines. J’achète de nouvelles chaussettes, du pain, du fromage, des bananes et surtout de la boisson. Il n’est pas encore dix heures et il fait atrocement chaud. Je trouve la flèche que je n’avais pas remarquée la veille. Je fais signe à un autre pèlerin qui sur le trottoir d’en face est en train de se tromper comme moi la veille!

Les indications aux sorties des grandes villes laissent souvent à désirer. Dès qu’on dépave une rue pour une raison quelconque, des flèches disparaissent!

Une fois sorti de la ville, le chemin est aménagé à Logroño de manière impeccable. Ah, sur un chemin pareil, on ferait des milliers de kilomètres sans fatigue. Encore mieux que les ravels de Belgique! Des bancs tous les cent mètres! Des arbres apportent partout de l’ombre. Un rêve, et cela pendant plusieurs kilomètres.

La région de Logroño est couverte de vigne. On se trouve dans le Rioja, la région réputée avoir les meilleurs vins espagnols. J’apprendrai avoir loupé une double fontaine délivrant non seulement de l’eau mais aussi du vin! Certains pèlerins, et pas seulement des pèlerins, y remplissent plus d’une gourde, de sorte que les derniers arrivants sont bredouilles.

J’atteins Navarette puis un grand lac et des parcs aménagés pour les pique-niqueurs qui ne doivent pas amener de barbecues. Il y en a des dizaines! Les promeneurs y sont nombreux.

Je marche longuement avec un Autrichien et une Allemande. On constate des erreurs de kilométrages dans la feuille reçue à Saint-Jean-Pied-de-Port. On marche vite mais avoir parcouru seize kilomètres en deux heures, c’est impossible.

Après le coucher du soleil, on marche encore, mais quand on se rend compte que la nuit tombe, on s’arrête au sommet d’une colline, on déballe ses matelas et ses sacs de couchage et on dort à la belle étoile. On domine Najera, pas une très jolie ville, mais ancienne résidence royale où fut couronné Ferdinand III.

A trois heures du matin, je suis réveillé par un feu d’artifice que l’on tire à Najera. Les Espagnols ont vraiment des horaires inhabituels pour les gens du Nord.

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20 juillet 2003

Avant de partir, je prends des ciseaux et découpe l’élastique de mes chaussettes neuves. Le résultat n’est pas très esthétique mais c’est efficace! Ma jambe ne souffrira pas.

Une nouvelle auberge a été créée entre Najera et Santo Domingo de la Calzada, de sorte qu’il n’y a plus vingt-quatre kilomètres sans refuge!

La journée sera aussi ensoleillée que la veille. J’arriverai assez tôt dans l’après-midi à Santo Domingo de la Calzada. Je flâne en ville, hésitant à me rendre à l’auberge. Il est encore fort tôt dans l’après-midi. Je vois un Français qui dessine une église. Depuis son départ, tous les jours, il prend une heure ou deux à dessiner quelque chose. Son carnet est d’un format à peine plus grand qu’une carte postale. Il est parti de Saint-jean-Pied-de-Port. Il a déjà plus d’une douzaine de dessins.

La façade qu’il dessine n’est pas des plus belles. Des cigognes émettent des clac clac clac très bruyants sur le clocher. La ville est faite de maisons aux grosses pierres brunes massives et très salies.

L’intérieur de l’église surprend. Cela ruisselle d’or! En général, l’entrée est payante (1,50 €), mais pas pendant les offices où en outre, l’intérieur est éclairé somptueusement. A l’intérieur, un poulailler! Il est toutefois fort discret derrière une cage en fer surélevée! On y change tous les quinze jours le coq et la poule. C’est une vieille tradition qui se perpétue et qui résulte d’une légende médiévale, celle du pendu dépendu!

A cette époque lointaine, un couple et leur fils se rendaient à Santiago. Une servante de l’auberge locale aurait vivement voulu bénéficier de faveurs du fils, mais celui-ci ne désira pas profiter des offres coquines de service. Vexée, la servante glissa une tasse en argent dans les affaires du jeune homme. Ce dernier fut condamné à la pendaison. Ses parents poursuivirent seuls le Camino, et au retour, quinze jours plus tard, ils virent leur fils encore vivant sur le gibet. S’en allant demander au juge qu’on le dépende, ils reçurent pour réponse: je ne veux croire à votre histoire que si ce coq et cette poule en train de cuire se mettent à chanter. C’est ce qu’ils firent en sortant de la broche et en sautant sur la table! Ce miracle des plus extraordinaires fut attribué à l’intercession de Saint Jacques. Un miracle tellement extraordinaire qu’on ne peut y voir qu’invention pieuse et extravagante d’un hagiographe médiéval! Des variantes prolifèrent, et pas seulement à Santo Domingo de la Calzada mais aussi en Allemagne. Tous les livres sur le Camino en parlent.

On remarquera que les parents ne mirent que quinze jours pour aller à Santiago et revenir, ce qui représente une moyenne de près de 70 kilomètres par jour. C’est plausible car à l’époque, on faisait souvent une partie ou l’entièreté du trajet à cheval. Le guide du pèlerin écrit au XIIème siècle par Aimery-Picaud précise par exemple, que d’Estella à Burgos, on faisait normalement les étapes à cheval.

La ville porte le nom de l’ermite Domingo ou Dominique que les Bénédictins avaient refusé dans leur ordre. Un homme assez original, architecte et ingénieur, et obsédé par le Camino! C’est que sans entretien, le Camino se ravine, devient de plus en plus pénible pour les marcheurs. Domingo avait l’estime du Cardinal Grégoire d’Ostie. Il passa son existence à entretenir le Camino et à s’occuper des pèlerins. Il construisit la chaussée entre Najera et Redecilla d’environ 33 kilomètres situés plus ou moins pour moitié de part et d’autre de Santo Domingo de la Calzada. La cathédrale présente un mausolée de Santo Domingo en face du poulailler.

Je me rends à l’auberge des pèlerins pour faire tamponner ma credential. J’hésite à m’y arrêter. Je déteste les lits superposés et serais incapable de grimper à la couchette du dessus. Je demande si je peux voir le dortoir. Il est immense et le plafond à au moins six mètres. Les lits ne sont pas superposés et y sont très espacés. Je dormirai ici. Je préférerais dormir dehors, mais ici, en ville, ce n’est pas possible. Il y a bien un petit jardin, mais le linge y sèche! Oui, je reste car de temps à autre, il faut se doucher et laver son linge! On peut se laver avec un verre d’eau dans le désert, mais je n’en suis pas encore là.

Compter en Espagne sur des lavoirs omniprésents comme en Belgique, c’est se tromper lourdement! On voit encore souvent les dames faire la lessive à la fontaine publique dans l’eau froide!

Je remarque vite dans les dortoirs les pèlerins parlant le français. C’est le cas ici d’une famille: le père, la mère et le fiston d’une vingtaine d’années. Le père, en polo rouge, est légèrement handicapé. Il n’a plus un avant-bras. Ce doit être peu commode de marcher et de porter un sac à dos dans ces conditions. Je le reverrai souvent, toujours avec un polo rouge. Je suppose que c’est sa femme qui nettoie le polo!

En face de moi, un Suisse râle. Je le verrai souvent aussi. Il a parcouru depuis ce matin avec un compagnon les cinquante et un kilomètres depuis Logroño.

– A cette allure, je vais crever.

Je veux bien le croire. C’est la troisième fois qu’il fait le Camino. Il part chercher un distributeur de billets puis revient dépité.

– Merde, ma carte du Crédit Suisse ne fonctionne pas.

Si, si, la sienne est bien valable en dehors de la Suisse, mais il n’y a pas assez d’argent pour le moment sur son compte. J’entends vaguement qu’il a téléphoné à sa mère et qu’il n’y a que 18 euros 50 sur le compte. On ne peut retirer que des billets de vingt. Son compagnon lui prête quelques euros en attendant que le compte soit renfloué.

La nuit sera excellente.

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21 juillet 2003

Je passe par quelques villages pauvres, pour ne pas dire misérables. Mais à l’intérieur des églises, tout est couvert d’or. A croire que depuis des générations, les villageois se saignent pour n’embellir que les églises.

J’achète des cartes postales dans la petite ville de Belorado où je fais tamponner la credential. J’ai presque envie de rester là. Dieu ce que l’Espagne profonde est bon marché. Menu des pèlerins à 6 euros, entrée, plat, dessert, vin compris. Et comme si c’était trop cher, on propose une série de plats nettement moins chers.

Je continue jusqu’à Tosantos où je dors dans le blé coupé.

= = =

22 juillet 2003.

Journée de montées. C’est l’étape redoutée du Monte de Oca et de la forêt de Oca. Des pins presque toute la journée!

Je croiserai ou, plus précisément, je me ferai dépasser par deux groupes de jeunes, aujourd’hui. 102 jeunes scouts venant de France et une quarantaine de jeunes gens un peu plus âgés venant de Martigny en Suisse. Ils sont accompagnés de bus qui portent une partie de leurs bagages, la nourriture et les tentes.

Au début de la côte, le bus Mercedes bleu des Valaisans est rangé, et des jeunes filles s’affairent à préparer de la soupe pour la troupe.

J’entends des pèlerins qui râlent. C’est le dernier magasin d’alimentation avant longtemps et ils n’ont rien trouvé à acheter ici pour un pique-nique froid. Des lentilles, des pâtes, des pois chiches, de la farine, du poisson séché… Bouh!

Dans une montée, j’entends crier dans mon dos:

– Ohé, Bernard!

Jacques a reconnu de loin ma casquette et mon sac. Quelle joie de se revoir huit jours après Roncevaux. Je m’imaginais qu’il était loin devant moi avec Armand et son ami Vincent. Ils marchaient tellement plus vite que moi. Jacques m’explique que Vincent et Armand traînent la patte. Ils ont foncé dans l’étape de Roncevaux, mais le lendemain, c’était la tendinite pour les deux pieds de Vincent et pour un seul d’Armand.

Jacques a marché le lendemain avec eux, mais comme ils traînaillaient, il les a quittés. Il estime qu’ils sont au moins deux jours derrière nous. Sur le chemin, nous mettrons des messages d’encouragement à leur intention, en espérant qu’ils les verront et qu’ils n’aient pas abandonné.

Jacques qui n’a pas toujours les pieds sur terre m’explique ses projets, ou plutôt son grand désir! Il aimerait vendre son appartement et plaquer sa situation pour ouvrir un gîte pour pèlerins sur la route du Puy-en-Velay, mais dans un endroit isolé où il cultiverait tout ce dont il a besoin pour se nourrir. Il est jardinier de profession!

Je lui fais remarquer que son idée est un peu risquée à 40 ans et mérite une analyse sérieuse avant de s’engager dans une telle aventure. Mais si cela se concrétise, je veux bien venir l’aider en été! On en parlera souvent et chaque fois qu’on passera devant une maison en ruine, je lui dirai: voilà la maison qu’il te faut, en marchandant tu l’as pour mille euros, et en te dépêchant, tu en as jusqu’à la pension, pour la rénover!

Jacques marche plus vite. Il prend le large.

Je rencontre le bus bleu des Valaisans qui campent dans une clairière. Le chauffeur me dit qu’il reste cinq kilomètres pour San Juan de Ortega, village minuscule où je ferai étape. Il l’a vérifié au compteur!

A San Juan de Ortega, le Suisse de l’avant-veille est de nouveau là! Jacques aussi. Le groupe des 102 Françaises également, mais elles campent dehors!

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23 juillet 2003.

On marche en direction de Burgos.

Partout des slogans “León solo!”

Ah?

Il y a un Léon dans mon club! Pas possible qu’on m’annonce ici un de ses solos!

Burgos est l’ancienne capitale du royaume unifié de Castille et de León au XIème siècle. La Castille et le León, à l’heure actuelle, font toujours partie d’une Junte, ce qui n’a pas l’heur de plaire aux gens de León.

Burgos, c’est la ville du Cid! (Mais pourquoi ne peut-on toujours pas jouer ce cid au scrabble?)

J’avance plus lentement que Jacques, surtout dès que le chemin est en pente. Dès que cela grimpe, je l’invite d’ailleurs à avancer à son rythme. Je n’ai pas du tout envie de m’époumoner à essayer de le suivre.

Il avance avec Yannick, un jeune Belge qui, comme moi, a fait tout le chemin à pieds depuis son domicile, pour lui namurois. Yannick marche souvent à plus de sept kilomètres à l’heure. Ils ont décidé d’avancer bien au-delà de Burgos dont l’auberge a la réputation d’être étouffante par forte chaleur. Et aujourd’hui, on est gâté. Ils se sont fixés comme objectif l’auberge qui se trouve six kilomètres plus loin.

A plusieurs reprises, je serai surpris de les voir me rattraper alors que je les crois devant moi! Ils marchent vite, mais font des pauses plus longues. On fait souvent la pause dans un bar, auprès d’une fontaine, dans un champ ou au bord d’une rivière et on passe alors inaperçu des autres marcheurs qui vous dépassent.

Je raconte à Yannick l’épisode de la casquette de Poitiers et lui montre l’intérieur, la marque Meteo et ce dont je ne me suis rendu compte qu’il y a peu: la devise inscrite! MARI USQUE AD MARE. Qu’est-ce que cela veut dire? Quarante ans que je n’ai plus fait de latin! Je croyais me souvenir qu’on mettait plutôt un accusatif derrière usque ad. Usque ad mortem, jusqu’à la mort! Mari usque ad mare: de la mer jusqu’à la mer? Mari? Etre marié, être ensemble? Etre ensemble jusqu’à la mer?

– Mais c’est un signe, me dit Yannick ! Cette casquette doit aller à Finisterra, jusqu’à la mer!

– Oui! Je traduis peut-être mal. C’est peut-être aussi un hasard, mais j’irai jusqu’à Finisterra!

Le Camino amène les pèlerins dans Burgos par des boulevards fort longs. La ville n’est pas immense, mais elle est très allongée. L’auberge des pèlerins se trouve bien loin à l’autre extrémité de la ville. On longe durant des heures des garages, des immeubles à appartements et des bureaux mais ensuite de splendides parcs. On aperçoit en plein centre la merveilleuse cathédrale gothique, mais l’auberge est encore beaucoup plus loin. Je l’atteins vers cinq heures. Ce sont des chalets en bois installés dans un parc près de l’université.

Je m’inscris dans cette auberge. J’ai oublié de laver mon linge la veille. J’étais trop crevé pour y songer. Il faut rattraper cela!

A sept heures, tous les pèlerins arrivés sont invités à un tour de la ville en petit train. Il s’agit en fait d’une jeep japonaise déguisée en locomotive et qui tire trois longs wagons. Nous serons une soixantaine à faire la visite de la ville jusqu’à huit heures trente.

Je suis assis à coté du Français au polo rouge aperçu dans le dortoir de Santo Domingo de la Calzada. Il a une tendinite sérieuse et a visiblement beaucoup de mal à mettre un pied devant l’autre. Le pharmacien lui a conseillé de s’arrêter au moins deux jours. Je l’entends dire à son fils et à son épouse qu’ils visiteront la ville demain, que le jour d’après ils loueront une voiture pour aller à la mer et qu’ils continueront leur marche ensuite.

La cathédrale de Burgos est une splendeur, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur. C’est, parait-il, la plus belle du pays. Elle date du XIIIème siècle, sous le règne de saint Ferdinand.

Le reste de la ville est peut-être intéressant, mais on aura du mal à l’apprécier pleinement car les commentaires sont ânonnés exclusivement en espagnol par un haut-parleur en outre défaillant. Je ne comprends à peu près rien.

Au retour à l’auberge je suis surpris de voir s’amener Jacques, Yannick, mais aussi l’Autrichien et l’Allemande avec qui j’ai dormi après Navarette. Ils ont flâné dans les parcs de la ville et n’ont pas résisté au plaisir de faire une trempette dans la rivière. Ils ont malheureusement loupé la visite en petit train.

= = =

24 juillet 2003.

Jacques me signale qu’il va rédiger ses notes de voyage et me rattrapera. Il est plusieurs jours en retard dans ses écritures et craint d’oublier s’il tarde de trop. Quand il se met à écrire, ce sont des pages et des pages qu’il remplit pour chaque jour. Personnellement, je n’écris que cinq ou six lignes dans un agenda qui présente toute la semaine sur une double page. Je me contente des points essentiels résumés par des mots-clé, ce qui devrait suffire, je l’espère à me souvenir de tout s’il me vient l’idée de transcrire cela plus tard. Jacques a peut-être eu raison car moi, j’ai oublié pas mal de détails, et surtout de nombreux prénoms. Ou alors ils me reviennent à l’esprit mais je ne les situe plus exactement dans le temps.

Jacques fera aujourd’hui la route avec un Espagnol très sympathique, Quili, de Barcelone, qui parle très bien le français.

Etape dure que celle qui part de Burgos.

Je n’ai pas parcouru deux kilomètres que je rencontre une pèlerine italienne d’une trentaine d’années, en pleurs, qui marche péniblement en sens inverse. Elle est obligée de renoncer car la rotule de son genou gonfle. La pharmacienne consultée lui a dit de retourner voir un médecin à Burgos immédiatement, et lentement!

– Faudra revenir l’an prochain! Il y en a beaucoup qui font le trajet en plusieurs années au lieu de parcourir le tout en une seule fois. Pourquoi pas vous? Repartez d’ici l’an prochain ! Courage!

C’est tout ce que j’arrive à lui dire pour la consoler.

L’étape de ce jour compte vingt-sept kilomètres sur un haut-plateau à plus de mille mètres d’altitude. On ne se rend pas du tout compte qu’on se trouve à une telle altitude. Pas de points d’eau avant un patelin, Hornillos, qui se traduit “la petite fournaise”! Il porte bien son nom, parait-il en temps normal. Mais encore plus cet été qui est exceptionnellement chaud et sec. La canicule est à son maximum.

Dans cette région très peu peuplée, et au sol très rude, encombré d’immenses cailloux, les pèlerins ont construit de très jolis montjoies sur les bas-côtés du Camino. Les montjoies, ce qu’on appelle en Bretagne des cairns, d’après Jacques, sont des amas de pierres disposés les unes sur les autres en équilibre. Il y en a ici des milliers. C’est souvent un jeu pour les pèlerins d’en commencer un ou d’y ajouter une pierre sans faire tomber l’édifice. C’est plutôt devenu un jeu, car ces amas de pierre avaient jadis une utilité: indiquer le chemin, surtout en hiver, quand les flèches au sol sont recouvertes de neige! Et plus loin, par moment, cela aidera lorsque le fléchage sera défaillant. Apercevoir un montjoie à l’entrée d’un chemin rassure. C’est bien la bonne voie!

Au pied d’une église, je revois les Valaisans au car Mercédès bleu entrevu lors de l’étape du Monte de Oca. Je bavarde un quart d’heure avec Nicolas! C’est un prêtre de Martigny qui encadre le groupe des jeunes marcheurs. J’évoque mes vacances d’enfance dans sa région. Ils s’arrêtent ici car Nicolas va dire sa messe dans l’église, et ils comptent repartir à 17 heures pour marcher jusqu’à 20 heures. Je lui fais remarquer que de 17 à 18 heures 30, ce sont les heures qui me semblent les plus torrides de la journée. Les plus agréables, c’est de 19 à 22 heures! Il pensait que les plus torrides devaient être de 14 à 16 et c’est la raison de leur arrêt. Je verrai les jours suivants qu’il adoptera l’horaire recommandé!

Je repars. Jacques me rattrape. Il me raconte avoir rencontré un Autrichien qui s’est fait attaquer hier matin à Burgos. Cet Autrichien était parti très tôt et un bandit lui a collé un revolver sur la tempe et réclamé son fric. Il n’en avait pas tellement. De rage, le bandit lui a donné un coup de crosse. Il a un fameux oeil au beurre noir!

On marche un long moment ensemble, puis il avance à toute allure.

Quili me rattrape un peu plus loin. On bavarde un moment mais il prend rapidement le large lui aussi. Je n’ai plus du tout mal aux pieds grâce aux “compeeds” mais décidément, je n’ai plus vingt ans. Après quelques heures de marche par un soleil de plomb, à un embranchement annonçant une auberge 400 mètres sur la gauche, je vois au milieu de la route un petit montjoie portant un message. C’est l’écriture de Jacques. Le message m’est destiné! Viens à l’auberge ici à deux cents mètres à gauche.

L’auberge d’Arroyo Sambol est des plus sommaires. Elle est située dans une sorte d’oasis, un petit espace verdoyant au milieu de champs de blé à perte de vue. Pas d’eau à l’intérieur du refuge, mais une source d’eau glaciale dans une petite prairie boisée. Cette source alimente un bassin de trois mètres sur moins de deux. Quili et Jacques ont le courage d’y plonger, mais en sortent vite, en grelottant. Je ne tiens pas à perdre mes sparadraps et m’abstiens. Chaque “compeed” revient à un euro et j’en ai six au total que j’ai collés aux pieds avant-hier mais que je tiens à conserver le plus longtemps possible!

On sera nombreux à dormir dehors. Les hospitaliers fêtent déjà la Saint-Jacques qui n’est pourtant que demain. Ils préparent un barbecue pour tout le monde, une quinzaine de pèlerins, et servent du vin rouge comme apéritif. Le tout pour 4 euros! On n’a pas le temps de vider son verre qu’il est à nouveau rempli par l’hospitalier ultra-joyeux. En fin de repas, il nous propose d’entrer dans l’auberge pour une queimada!

– Une queimada? C’est quoi?

– Vous verrez!

On va bien voir!

La nuit est déjà tombée.

La pièce où l’on entre n’est éclairée que par une bougie. Les murs et le plafond sont dessinés grossièrement d’étoiles.

On prend place tout autour de la pièce. L’hospitalier arrive avec une bouteille de cinq litres d’aguardiente remplie fort heureusement seulement à moitié. L’aguardiente, c’est de l’eau-de-vie. Relisez le début des Sept boules de cristal de Hergé. C’est la boisson que le général Alcazar, alias Ramon Zarate, offre au capitaine Haddock qui en perd son monocle en buvant une gorgée.

L’hospitalier passe le goulot sous le nez de chacun pour faire sentir l’alcool! Il verse tout le contenu dans un grand bol en terre cuite. Il ajoute une grosse poignée de grains de café, puis le jus d’une orange qu’il presse au-dessus du bol. Il prend alors une petite louche d’aguardiente et la fait chauffer quelques secondes à l’aide de la bougie puis l’enflamme en faisant déborder un rien la louche. Il verse le liquide enflammé dans le bol. Tout le contenu du bol prend feu, tout doucement il est vrai. Les flammes fort bleues ne sortent pas au-dessus du bol. Avec la louche, il mélange bien lentement le tout, et va chercher un peu d’aguardiente en flamme. Il lève la louche un mètre au-dessus du bol et fait tomber doucement la louchée dans le bol. Une immense flamme grimpe jusqu’au plafond. C’est fascinant. Il répétera ce geste de nombreuses fois, mais comme il est un peu ivre, de temps en temps, il manque de précision et le liquide en flamme tombe sur la table. Mais il ne s’en effraie pas et tapote sur la table. L’alcool en flamme couvrant la table s’éteint.

Quand l’aguardiente est bien chaude, il nous sert avec la louche dans de grandes écuelles. Et ensuite, nous buvons de petites gorgées. C’est très chaud. C’est délicieux!

On dormira bien.

Des personnes viennent de Madrid pour fêter ici la Saint-Jacques. Il parait que l’on se souvient alors longtemps de l’ambiance dans cette auberge. Je ne doute pas que ce soit fort joyeux, mais la devise du pèlerin, c’est “ULTREIA”! La plupart ne resteront donc pas. On avancera!

= = =

25 juillet 2003.

C’est la Saint-Jacques. Jacques nous invite, Quili et moi, au restaurant de l’hôtel de Castrojeriz, une minuscule petite ville perdue dans les champs de blé. Un pèlerin suisse, un septuagénaire parti de son pays depuis le mois d’avril, y prend une chambre et s’étonne du prix demandé, si réduit pour la qualité de l’établissement: quinze euros.

Le repas est délicieux.

En cours de route, je ressens soudain la nécessité de me cacher au plus vite pour un besoin urgent nécessitant de mettre mes fesses à l’air. Je laisse filer les pèlerins que j’accompagnais. Il n’y a que des champs de blé déjà récoltés. Je trouve enfin l’endroit idéal. Au loin derrière moi, j’aperçois une vieille dame qui avance lentement. J’ai tout le temps de me soulager.

Quand je me remets en marche, je suis à la hauteur de la vieille dame entièrement vêtue de blanc. C’est vraiment la dernière couleur à choisir pour ce type de marche ! La vieille dame, c’est une Canadienne. Son accent est particulièrement typé au point qu’il faut faire fort attention pour la comprendre. Elle est venue du Canada vers Paris en avion, s’est rendue au Mont-Saint-Michel en train, puis à Finistère et a traversé la France en marchant. Elle se rend vers Santiago puis compte aller à Finisterra. Elle marche depuis trois mois.

– Vous n’êtes pas passée par hasard par Tusson?

– Si! Quel mauvais souvenir ! J’y ai été très mal accueillie!

– Ah! Moi au contraire, j’ai eu un accueil splendide.

– C’est probablement tellement je me suis plaint. D’ailleurs tous les Français sont désagréables! Vous êtes de quel pays?

– De Belgique!

– Ah! On fait de bonnes frites, là!

– Vous y êtes déjà allée.

– Non, mais il y a un restaurant belge à Montréal et c’est le seul endroit du Canada où les frites sont bonnes.

Jacques et Quili sont allés tamponner leur credential dans l’auberge toute proche. Ils nous rattrapent et nous dépassent.

Visant Jacques, elle me demande:

– Il est de quel pays, cet original!

Jacques l’entend!

On rigolera souvent de cette question.

Lorsqu’il me parlera de sa future auberge, je lui suggère de l’appeler: “Chez Jacques, l’original!”

Ou mieux: “Chez Jacques, le Jardinier original”. Cela fait moins peur! Tu lis cela dans n’importe quel guide et tu t’en souviens!

On continue à marcher. Chaque fois que la route grimpe, je décroche du groupe, toujours vers l’arrière!

Au sommet d’une grimpée, je vois une aire de repos avec une fontaine et un bassin bordant le chemin, peut-être un abreuvoir pour moutons ou chèvres. J’ignore ce qui me pousse. L’eau est glacée. Je retire mes sparadraps et mes “compeeds” devenus ignoblement sales. Je pense bien que je n’en n’ai plus besoin. Je trempe mes pieds et également mes chaussettes. Par ce temps, elles sont très vite sèches. Je poursuis mon chemin.

L’étape du jour ne manquera pas de nous étonner parce que nous nous arrêterons au refuge de Saint-Nicolas de Ponte Figerol, un refuge isolé près d’un pont.

A notre arrivée, l’hospitalier italien nous signale que nous sommes les bienvenus à condition d’accepter d’aller ce soir à la fête du village le plus proche organisée en l’honneur de la Saint-Jacques. En compensation, on ne devra pas quitter les lieux avant huit heures du matin comme c’est l’usage dans toutes les auberges de pèlerins.

L’auberge n’accepte normalement que douze pèlerins. Elle est pourtant très grande. Jacques et moi décidons cependant de dormir dans le jardin, ce qui permettra à deux pèlerins en plus d’y passer la nuit. D’après les photos encadrées au mur, il y a une douzaine d’années, l’immeuble était une ruine. Mais une amicale italienne de Saint-Jacques a décidé de restaurer l’endroit qui devait être auparavant un monastère.

Dès que nous étions douze pèlerins, les hospitaliers se sont habillés d’un costume de cérémonie que je crois propre à leur association italienne et nous ont fait asseoir sur les douze sièges se trouvant dans l’ancien choeur.

Ils nous expliquent que les pèlerins, pauvres ou riches allant à Santiago doivent être reçus avec un accueil plein d’égards et hébergés avec empressement. Comme Jésus le fit pour les douze apôtres le jour de la dernière Cène, ils se mettent alors à faire les gestes du Christ et à nous laver les pieds puis à les embrasser en guise de bienvenue!

Quelle idée lumineuse de m’être lavé les pieds avant d’arriver ici! Jacques est moins fier.

– Mes pieds puent, me dit-il. Il va devoir me flanquer deux litres d’eau et je crois qu’il fera semblant de m’embrasser!

Je songe à l’état de mes pieds à la fontaine de tout à l’heure. Si je ne m’étais pas lavé les pieds, il n’aurait pu mouiller et embrasser que des sparadraps. Je suis certain qu’il y a des jours où, en lavant les pieds, ces Italiens doivent sursauter!

– Jacques, dans ton auberge, faudra songer à laver les pieds des arrivants! Moi je tiendrai la cruche et toi tu frotteras les pieds!

– Pouah, et les embrasser?

La cérémonie terminée, on nous sert un repas de bonnes pâtes italiennes, d’une salade aux tomates et fromages, puis d’une salade de fruits, le tout arrosé de vin rouge espagnol. Tout le monde s’exerce à tour de rôle à boire à l’aide d’une sorte de gourde à vin dont on place le bec verseur à une dizaine de centimètres devant la bouche.

Vers onze heures et demi du soir, les apôtres déjà très gais s’en vont au village! Nuit étoilée mais route non éclairée! Vingt minutes de marche pour arriver au bistrot renseigné. Sur la place du village, des enfants de quatre ou cinq ans jouent tout seuls, comme s’il était trois heures de l’après-midi chez nous. D’immenses baffles sont disposés sur une estrade. La fête ne débute qu’à une heure du matin. C’est la kermesse avec ses buvettes et ses forains qui vendent des billets pour gagner d’immenses animaux en peluches. Ce serait la catastrophe de gagner cela. Un peu plus tard, ce sera le bal!

Quelques pèlerins comme moi n’y restent pas. D’autres, plus jeunes, comme Quili, ne dormiront pas de la nuit!

Retour très hésitant pour retrouver le chemin de l’auberge. Au loin, on aperçoit un champ d’éoliennes qui tournent également la nuit et qui sont éclairées d’un halo rouge. C’est joli!

Zoltan, un professeur hongrois, se trouvait déjà à la séance de Queimada et au lavement des pieds. Il enseigne la langue anglaise. Il ne restera pas au bal non plus. Il a pour projet, dès son retour, d’écrire un guide pour pèlerins vers Saint-Jacques de Compostelle en langue hongroise. En voilà encore un que je rencontrerai presque tous les jours la semaine suivante.

Mais il y en aura des tas d’autres. Ces rencontres multiples et répétées, la plupart du temps inattendues, suscitent souvent un grand plaisir de se retrouver.

Et l’on est embarqué dans la même aventure, on se retrouve entre personnes qui ont souffert les mêmes épreuves, car le chemin n’est pas qu’une partie de plaisir. C’est dur, parfois très dur, éprouvant, presque insupportable. Mais il y a ces retrouvailles, ces repas pris ensemble, ces longues heures de discussions le soir avant le couvre-feu de dix heures.

C’est aussi dommage parfois de ne plus rencontrer d’autres personnes avec lesquelles un début de lien d’amitié s’est noué. On ne se souvient que du visage et l’on regrette alors de ne pas avoir noté des adresses et on se blâme d’avoir oublié ou de confondre les prénoms.

Je passe le reste de cette nuit dans le jardin. Pour éviter la rosée du matin, il faut se mettre sous un arbre, me signale Jacques. J’ai la malchance de dormir sous un arbre que j’ignore rempli d’oiseaux qui lâchent à de nombreuses reprises un souvenir sur mon sac à dos et sur mon matelas. Ils n’ont pas visé ni atteint mon visage, c’est une consolation. Je ne m’étais pas enduit de gel anti-moustiques. Ce fut un tort!

= = =

26 juillet 2003

Au réveil, Jacques était dévoré également.

Mais qu’est-ce que j’ai foutu? Si le sommet du sac à dos est couvert de trois curieuses traînées blanches, une grosse tache foncée n’embellit pas le bas du sac.

Ce n’est pas possible que ce soit un oiseau! Il n’y a pas d’autruches dans les arbres! Oh! Malheur! Mon savon liquide mis au-dessus des vêtements s’est vidé et a dégouliné jusqu’au fond! La poisse! J’ai probablement mal revissé le bouchon ou oublié de le revisser. Ah! Le linge sentira bon, mais c’est la seule consolation. Mes cartes géographiques de France sont bonnes pour la poubelle.

L’étape mène d’abord à Fromista, une autre très petite ville, par un joli chemin longeant une rivière. On n’en a pas encore vu beaucoup, des rivières, au cours de ce voyage, mais celle-ci est large et on la suit longtemps. On y entend de nombreuses grenouilles. Cela change des champs de blé! Arrivé à une écluse près de Fromista, je ressens tout d’un coup une forte douleur très localisée dans la jambe droite. Aie! Je ne fais tout de même pas une phlébite! Je m’assieds une heure puis j’essaie de repartir. J’avance très lentement vers l’auberge de Fromista où je vais faire tamponner ma credential. Devant moi, la famille du manchot au polo rouge s’inscrit pour la nuit! Hein, comment ont-ils fait? S’ils se sont arrêtés deux jours à Burgos, c’est plus de soixante-six kilomètres qu’ils ont parcouru ce matin. Même en partant à six heure, marcher à du onze à l’heure, c’est impossible! Je demande comment vont les pieds. Oh, beaucoup mieux! Il a l’air embarrassé. Je n’insiste pas. Moi, cette fois, j’ai mal, terriblement mal.

Le septuagénaire suisse arrive chercher un tampon également. Mais comment il a fait, lui aussi. Je rêve? Il ne vient que pour le tampon. Il s’est loué une chambre dans un hôtel en face de l’auberge. Il voit que j’ai mal. Il me suggère de m’arrêter au moins une journée et si cela ne va pas, plusieurs jours.

Je me repose sur un banc de midi et demi à trois heures. La douleur est partie. Malgré les conseils du Suisse, je repars.

Oh, je n’ai pas songé que les magasins ferment ici le samedi après-midi, et le dimanche!

C’est en m’asseyant vers dix-sept heures devant un magasin d’alimentation fermé qu’une pèlerine me le rappelle ! Elle a eu la blague d’attendre inutilement la semaine dernière. C’est elle qui me signale qu’on s’est déjà rencontré.

– Ah ?

– Oui, quand le médecin soignait mon pied.

– Oh ! oui.

J’arrive le soir dans une ville où il y a deux auberges. D’abord un monastère de Clarisses qui a l’air splendide extérieurement. Completo. Ensuite une deuxième auberge plus banale. J’y vois Jacques. Completo! Seule solution, dormir dehors. Il est déjà tard. Je ne sortirai pas de la ville. A coté de l’église, il y a un jardin. Je mange le reste de mon pain et deux tomates. Pas terrible comme bocadillo! J’ouvre mon matelas et je dors.

A quatre heures, je suis réveillé par une pluie d’allure tropicale, soudaine et violente. Je suis trempé jusqu’aux os. Je plie bagages et vais m’abriter sous le porche de l’église où viennent d’arriver déjà une dizaine de pèlerins à vélo qui avaient été refoulés de l’auberge et à qui on avait conseillé de dormir près de la rivière à quelques centaines de mètres. Ils ont placé leurs vélos contre la porte du jardin de l’église! Ils doivent déménager les vélos pour me laisser passer! Un seul autre pèlerin est à pied. Cet original voyage avec un chien chaque fois refusé dans les auberges. On va tous dormir sous le porche heureusement très grand !

= = =

27 juillet 2003.

La deuxième carte bancaire me joue, elle aussi, un tour. Je ne comprendrai la raison que plus tard en Belgique.

Vous avez déjà atteint le maximum autorisé pour la journée”.

– Quoi! Je n’ai encore rien pris!

Je me pose des questions. Comment est-ce possible? Ou bien on a oublié de tirer de l’argent de mon compte bien approvisionné pour le mettre sur celui de la carte ou bien, on tire avant moi! Avec deux cartes pour un seul compte, si on retire le maximum autorisé pour une journée en Belgique à six heures du matin, il ne reste bien entendu rien à tirer en Espagne à sept heures! Je suis inquiet. Je cherche à trouver un site Internet pour demander ce qui se passe!

Jacques me donne du pain et du saucisson pour le repas.

On me signale un hôtel avec Internet dans une petite ville. Pas trouvé cet hôtel!

Ce sera pour demain!

En marchant, je me fais mitrailler par deux photographes armés de téléobjectifs. Leur voiture porte une plaque allemande. Ma bobine va-t-elle paraître dans le Stern ou autre revue d’outre-Rhin?

Je fais tamponner ma credential dans une auberge qui est aussi un bar. Je m’en vais et après un kilomètre me rends compte y avoir oublié mon bâton de pèlerin.

Je retourne et je demande s’il y a un magasin d’alimentation dans le coin. La patronne me fait signe de la suivre. De l’autre coté de la maison, elle tient la boutique d’alimentation du patelin. Le choix n’est pas immense. J’achète du pain, des bananes, du chocolat et des olives, et je poursuis ma marche.

J’aperçois des Italiens dans une sorte de très vieille remorque branlante de romanichels tirée par un cheval. Ils sont accompagnés par une moto tricycle de marque Moto Guzzi qui doit dater d’au moins cinquante ans et qui cherche pour eux les voies les plus commodes ou les moins incommodes à suivre.

Je dormirai ce soir à coté d’eux en face de l’auberge de Terradillo, cette fois-ci sous la tente car il y a beaucoup de vent. Jacques et Zoltan logent dans cette auberge. Zoltan veut me prêter de l’argent. Je refuse. Il m’en reste encore un peu, mais je préfère ne pas le dépenser en auberges ou en restaurants.

Pourvu que cette panne de carte ne dure pas. Ici, pas de pruniers! Je m’en remets à saint Jacques! Je suis confiant!

Quelle fantaisie pour ne pas dire quelle folie de voyager avec un cheval. Ils sont refusés dans toutes les auberges. Et la nuit, il ne faut pas que le cheval s’en aille! Les Italiens ont avec eux une série de piquets et une longue corde pour faire chaque soir un enclos.

Mais des fantaisistes, on en rencontre! Ainsi ce couple allemand parti de Munich il y a deux ans avec deux gosses dont le plus jeune avait deux ans au départ, et se promenant avec deux ânes. Quelques kilomètres par jour!

Il parait qu’un couple belge a aussi fait le trajet avec deux ânes, mais plus rapidement!

Un Français a fait le trajet en tracteur, à la mode des agriculteurs allemands rencontrés en France.

A quand le trajet en ULM, en planeur, en ballon, en chaise à porteurs, en roller, en trottinette, sur des échasses, en chameau, en lama, en éléphant, en char d’assaut?

= = =

28 juillet 2003

A Sahagun, ville assez importante, il y a un superbe cybercafé, immense, mais il est fermé le lundi! Nous sommes lundi!

Je suis rattrapé par Quili. Quelle chance! Il va me servir d’interprète.

Dans la ville, Quili m’emmène à la bibliothèque municipale car en Espagne, me dit-il fièrement, dans toutes les villes, les bibliothèques publiques ont Internet!

Pas d’Internet à la bibliothèque de Sahagun!

Quili se renseigne auprès d’un policier en espagnol! Il reçoit l’adresse d’une école d’informatique où on pourra disposer d’un ordinateur relié à Internet. Chouette! On peut envoyer des messages… Mon problème va se résoudre!

J’enverrai un message mais ne recevrai jamais de réponse. J’apprendrai en rentrant en Belgique que c’est une entrée inopinée en clinique pour quelques jours qui a fait en sorte qu’on n’a pas eu l’occasion au moment voulu d’approvisionner le compte de la deuxième carte, comme je l’avais demandé. Heureusement, cela sera vite réparé.

Je profite de l’ordinateur pour envoyer un message au président du club. “D’église en église (anagramme GISELE), j’arrive à LEON….” Le Léon du club a pour épouse Gisèle!

Je quitte Sahagun vers midi. Nom d’un chien, le manchot au polo rouge et son épouse marchent devant moi. Le fils n’est pas là ! Quoi! Alors qu’ils s’arrêtent en début d’après-midi et que moi, je me suis tapé au moins six heures de marche de plus qu’eux.

Ils prennent le train ou le bus, ceux-là ! Allons, Bernard, ne fulmine pas ! Chacun suit son chemin comme il l’entend !

Jacques et Quili m’ont dit qu’ils voulaient arriver le huit à Santiago et qu’aujourd’hui, ils allaient faire une longue étape et dormiraient à la seconde auberge précédant celle de León!

En cours de route, vers trois heures, une lady anglaise à vélo s’arrête à ma hauteur et, sans se rendre compte de l’incongruité de sa question, me demande en pleine campagne et en anglais où elle pourrait acheter des tomates. Je lui réponds en anglais.

– Oh! A vélo, vous arriverez au prochain village dans moins d’un quart d’heure. Il n’y a que quelques kilomètres et la route a l’air excellente.

La distance lui semble énorme!

C’est vrai que la route est superbe. Elle date en fait d’aujourd’hui! Deux kilomètres plus loin, les camions amènent le bitume puant et le rouleau compresseur est en action. Après, pendant plusieurs kilomètres, c’est la caillasse! L’anglaise aura bien mérité ses tomates.

Je marche jusqu’à l’auberge où je m’attends à trouver Quili et Jacques. Ils ne sont pas là! Merde, quelle santé, ils ont donc marché encore plus loin.

Je continue jusqu’à la nuit tombante où je cherche un emplacement pour dormir. Je m’endors comme une masse. A minuit, je suis réveillé par une immense moissonneuse New Holland d’au moins six mètres de large, qui tous projecteurs allumés, six ou huit, passe sur un sentier à moins de deux mètres de mon matelas. Quelques dizaine de minutes plus tard, c’est une deuxième machine agricole un peu moins large qui passe! Les agriculteurs préfèrent travailler la nuit!

= = =

Le 29 juillet.

Je vais à León.

C’est la ville où les rois de Castille et de León se faisaient inhumer.

L’arrivée à León est mal indiquée. Du moins si l’on veut suivre le Camino et non la route. Les flèches jaunes qui rassurent les marcheurs même si elles ne sont pas toutes nécessaires sont longtemps absentes. Certes, la direction de León est évidente, mais c’est rare de rester une dizaine de kilomètres sans une seule flèche. On hésite car c’est inhabituel de suivre la grand route. Le Camino s’en écarte à tous bouts de champ, empruntant le moindre sentier qui permet de l’éviter. Tiens un panneau annonce 4 kilomètres pour León. Aurais-je trouvé un raccourci? Je marche une heure. León 13 kilomètres! Oh! Ces kilomètres élastiques!

C’est curieux de voir à quel point les Espagnols ont parfois une notion très vague des distances. Que de fois l’annonce d’un stop à 500 mètres est contredite à 50 mètres. Que de fois un panneau annonce des informations sur le Camino dans deux cents mètres et elles se trouvent à seulement vingt mètres. Le “m.” voudrait-il dire autre chose que mètres?

L’entrée de León n’en finit pas. On marche deux heures avant d’atteindre le centre. Je me rends au monastère qui accueille les pèlerins. C’est en fait une école de religieuses au centre de la ville. Il reste de la place dans la salle de gymnastique où des matelas sont disposés à terre. J’y apprends que des pèlerins ont été blessés par une toiture qui s’est effondrée à l’entrée de León. Des Lyonnais entament la conversation et m’invitent à manger avec eux, les épouses étant en train de préparer dehors le repas. Cela me fait plaisir car je n’ai avec moi que des tomates, et des biscuits et le problème de mes finances n’est toujours pas réglé. Je ne devrai pas courir au supermarché où je ne pourrais pas m’acheter grand chose! Ces Lyonnais forment un groupe d’une quinzaine de personnes de tous les âges dont certains marchent et d’autres roulent à vélo selon les étapes. Il y a même un gosse de deux ans. Ils sont accompagnés de deux voitures avec remorques. Ils sont bien équipés. Ils ont un grand frigo, et tout ce qu’il faut pour cuisiner.

Le repas est copieux et excellent. L’ambiance est gaie. Ils ont une guitare. On chante. La plupart du temps, on les refuse dans les auberges, à cause de ces voitures d’accompagnement. Ils n’apprécient pas et vont souvent dans les campings. Ils ont une importante réserve d’eau pour se doucher. Je leur suggère de camper dans les aires de repos. Ils n’ont qu’à préparer leur repas et monter leurs tentes dès qu’il fait sombre. Et le matin, ils quittent de toute façon au lever du soleil.

Qu’on les refuse dans les gîtes ne me choque pas. Il faut bien songer que le pèlerin qui se tape trente ou quarante kilomètres a de bonnes raisons de râler quand il en voit débarquer d’autres d’un véhicule qui obtiennent place au refuge, et qu’on lui dit que l’auberge est à présent au complet.

Il y a parfois des taxis et même des bus entiers de pèlerins de carnaval qui enfilent leur sac à dos à quelques mètres de l’entrée des auberges. Faut pas se foutre du monde! Les auberges du Camino sont destinées à ceux qui marchent avec leurs bagages.

Après le repas, les religieuses nous convient dans leur chapelle située dans la même rue.

Le hall est entièrement en marbre du sol au plafond! Voeux de pauvreté? Individuellement peut-être mais collectivement, mon oeil! On entre dans la chapelle. J’ai déjà vu le retable de l’autel dans des livres d’art. Après quelques chants et, je suppose, des prières, l’une de ces malheureuses nous serine une très longue allocution en espagnol. Il y a au moins cent personnes qui se lèvent, s’asseyent, se lèvent, s’asseyent. Je reste assis seul au dernier rang et, trop fatigué, n’essaie même pas de comprendre.

Sur la place, en face de la chapelle, à onze heures du soir, des enfants de trois ou quatre ans jouent. On ne se couche pas tôt par ici.

Le 30 juillet 2003

La sortie de León est encore plus mal fléchée que son entrée. Tout va assez bien jusqu’à la cathédrale. Mais ensuite, par où aller? Suivre la dernière flèche? Oui, mais on arrive à des embranchements où il faut choisir! La plupart des passants filent vers leur boulot et ne savent pas. Après avoir marché une heure, au petit bonheur, je me retrouve à nouveau au pied de la cathédrale! Zut!

J’essaie de retirer de l’argent! Ouf! Cela marche!

Plus loin, en choisissant une autre direction, je retrouve les flèches, passe devant le parador qui est un ancien palais somptueux.

A la sortie de l’agglomération, j’arrive à me tromper à nouveau. Un certain moment, une jeep avec quatre policiers s’arrête à coté de moi. Ils me signalent en anglais que je me trompe de chemin. Ils ont la gentillesse de m’embarquer et de me remettre sur la bonne voie, un bon kilomètre en arrière.

Je sors de la Jeep et je rencontre Ralf, un Allemand qui vient de l’aéroport et commence son Camino. Je suis le premier pèlerin qu’il rencontre. Il me filme et je lui propose de le filmer! Plus loin, je rencontre des jeunes filles belges de Louvain et de Tervueren qui ont débuté le trajet à Lourdes.

Longue marche. Il fait une fois de plus fort chaud l’après-midi.

Le Camino emprunte longtemps une ancienne route parallèle à la nouvelle plus large. Auberge de Villadangos del Paramo dans un kilomètre, annonce une mention rédigée en jaune sur toute la largeur du macadam. Auberge dans deux kilomètres, annonce la même écriture un kilomètre plus loin. Le badigeonneur a-t-il permuté le un et le deux? C’est plus grave, l’auberge est encore plus loin.

Les aubergistes ne sont pas là.

L’auberge est une villa très belle entourée d’une pelouse magnifiquement entretenue. La petite ville doit être riche pour offrir un tel gîte aux pèlerins.

Des pèlerins arrivés avant moi me suggèrent de profiter de la cuisine et de la douche en attendant que les hospitaliers reviennent. Ils se sont annoncés pour dix-sept heures.

Sorti de l’auberge, j’attends une bonne heure à l’ombre sous un arbre. Je bavarde avec deux pèlerines de Pau, mère et fille, toutes les deux très jolies et à l’accent chantant du Midi. Puis, reposé, je décide de partir vers l’auberge suivante située quatre kilomètres et demi plus loin à San Martin del Camino. Belle auberge également. Là, je bavarde dans le jardin avec des pèlerins et pèlerines brésiliens, anglais, espagnols, néo-zélandais, un groupe archi-sympathique. Ils me demandent de ne pas partir tout de suite et m’invitent à manger avec eux. Le brésilien se met au fourneau et prépare du riz accompagné de légumes. On arrose le repas de kalimocho! C’est la première fois que je bois cela et c’est somme toute fort désaltérant. Moitié vin rouge, moitié Coca-Cola. Cela permet, parait-il, de faire passer le goût de certains vins trop râpeux.

Après le repas, je pars avec Isaac, le Néo-zélandais. On évoque longuement son pays en marchant encore durant près de deux heures. On installe ensuite nos matelas dans les blés coupés, près d’une étable et d’une rivière un peu avant une petite ville qui s’appelle Hospital de Orbigo. On se fera bouffer par les moustiques malgré le gel de protection.

= = =

Le 31 juillet 2003

Je me rends avant huit heures à l’auberge de Hospital de Orbigo pour obtenir le tampon pour la credential. L’endroit est rustique et très beau. Je suis accueilli dans un patio abondamment fleuri. J’y oublie mon bâton de pèlerin mais ne m’en rends compte que deux kilomètres plus loin. Je retourne un moment sur mes pas, puis je me dis que c’est idiot, que je vais trouver porte close puisque les auberges ferment à huit heures. Et ce serait stupide de marcher au total près d’une heure pour un morceau de bois de cinq euros que je ne pourrais récupérer qu’à treize heures au mieux. Je continuerai donc sans ce bâton parfois encombrant mais pratique sur terrain accidenté.

La route se divise en deux et laisse le choix du chemin à emprunter. Une variante, comme il y en a de temps à autre. Il est probable que j’ai choisi une variante différente de celle d’Isaac. Je ne le reverrai plus aujourd’hui.

Je marche à présent avec trois Espagnols déjà rencontrés au repas arrosé de kalimocho. Ils ont mis au point un système très ingénieux pour ne pas porter en permanence leur sac à dos. Ils ont déposé leur sac sur une sorte de mini-diable qui ressemble dès lors à un vulgaire caddie. Ils ont autour des épaules une sorte de harnais auquel est accroché un gros élastique pendant et assez long qui tire le diable. Les roues volontairement très petites font un potin désagréable. C’est parait-il beaucoup moins dur que de porter le sac. Là où la route est trop mauvaise, ils relèvent les sacs et les diables sur le dos, sans que les roues minuscules ne les gênent.

Aie, un peu avant d’arriver à Astorga, une partie de la semelle de ma chaussure de gauche se détache. Le Camino, à ce moment là, est du style gros cailloux coupants semblables à ceux du ballast des voies de chemin de fer. J’essaie de raccommoder les dégâts avec du sparadrap. Cela tient cent mètres. Je colle alors deux épaisseurs de sparadrap directement sur ma plante des pieds et avance péniblement. Je mets plus d’une heure pour parcourir moins d’un kilomètre. Il est temps d’acheter de nouveaux souliers! Je songe aux pèlerins qui par mortification font le trajet, pieds nus! Des fous! Mais cette folie leur a valu la béatification!

Astorga fait la sieste. Il est quatorze heures et tous les magasins sont fermés jusqu’à cinq heures. Je patiente sur la place de la cathédrale, en face du splendide petit château de Gaúdi, le célèbre architecte espagnol qui fit les plans de la cathédrale de Barcelone. Je me gave de pèches et de brugnons de plus de 300 grammes le fruit!

Je flâne dans la ville et repère plusieurs magasins de chaussures. Dès l’ouverture, je rentre dans l’un d’eux, mais il y a un client devant moi qui commande des pantoufles pour sa femme qui n’est pas là. Quelle patience de la part du marchand! Cinq paires scrutées, analysées, soupesées, critiquées, pour finalement ne rien acheter.

Je défais mes chaussures et je demande ce qui tiendra le mieux pour le Camino! Il a ce qu’il me faut! Des semelles qui absorbent bien les inégalités! 27 €. Magnifique! Je lui remets à la blague les chaussures fichues pour le musée du Camino qui existe dans le palais Gaudi! Oh! Que je me sens bien dans les nouveaux souliers! Je ne marcherai pourtant plus aujourd’hui en dehors de la ville. J’ai une lessive qui m’attend!

A l’auberge immense, je rencontre Thierry, un Belge qui a pour patron le frère d’un de mes anciens patrons! Il est fort pressé de rentrer. Il doit être le neuf en Belgique. Il ne fait que des étapes de plus de quarante kilomètres. On ira manger ensemble dans un bistro, rejoints très vite par Barbara et John, une Anglaise et un Irlandais rencontrés dans la même chambre de l’auberge. Barbara a à peu près mon âge. Elle fait le chemin a vélo.

John revient d’un safari en Afrique, mais termine ses vacances en faisant un bout du Camino, d’ici à Santiago. C’est sa deuxième expérience sur le Chemin. Il nous incite à ne pas manquer de se rendre à Fisterra après Santiago et donne une adresse de restaurant de poissons à ne pas louper.

Thierry me raconte à quel point il marche autant dans sa tète que sur le chemin. Il chemine à travers toute sa vie.

Ah, ce Camino, on y souffre physiquement mais parfois aussi moralement.

Ce Camino est au fond une thérapie à bon compte!

Il nous trempe comme de l’acier et nous en sortirons, nous l’espérons, plus forts, plus résistants pour affronter l’autre chemin, celui de la Vie, qui nous attend après celui-ci.

Je ne verrai plus Thierry en Espagne.

Le premier août 2003

Je revois Ralf. Il me filme dans la montagne qui par endroits est splendide. On avance dans des chemins pour chèvres, de maigres chèvres, mais dans une nature qui émerveille.

Le Camino va s’aventurer dans des régions de plus en plus pauvres et désertées. L’étape s’achèvera dans un village habité en hiver par seulement deux habitants. La plupart des maisons sont des ruines. Les murs de ces restes de maisons en belles grosses pierres naturelles ont rarement plus d’un mètre de haut. S’en est-on servi comme carrière? En été, il y a deux bars qui se partagent la clientèle des pèlerins et de plus rares touristes.

Les pèlerins logent dans une église restaurée où deux hospitalières assez âgées préparent un repas. On n’a pas vu un seul magasin d’alimentation depuis tant de kilomètres!

Le refuge n’est ouvert que depuis ce mois bien que la restauration de l’immeuble ait été achevée il y a deux ans. Mais le problème était l’arrivée de l’eau potable. Il a fallu creuser à une profondeur de 135 mètres, dans un sol rocailleux! Lorsque l’eau sort du robinet, elle donne l’impression d’être trouble. Ce ne sont en fait que des bulles microscopiques car si l’on sert un verre d’eau, ces bulles disparaissent après quelques secondes.

Après le souper un peu frugal, salade mixte suivie d’une soupe aux pois chiches, je vais boire une bière dans le bar voisin, accompagné de Mie, une jeune et jolie Danoise plus blonde que le blé comme il se doit, de Ralf, d’un jeune Anglais et d’une jeune Allemande. Cette dernière est très sympathique. Elle se demande pourquoi elle fait ce chemin. C’est un coup de tète, une impulsion irrésistible! Personne ne croit en Dieu dans sa famille. Elle n’a aucune religion. Mais elle ne regrette pas d’être partie. Peut-être qu’elle comprendra pourquoi plus tard. Ou peut-être pas! Elle se le demande!

– On doit être surpris dans ta famille?

– Il y a longtemps que plus personne ne se surprend de ce que je fais!

Son absence apparente de motivation m’étonne un peu mais je me dis que je suis moi aussi bien incapable d’expliquer clairement la mienne. Je suis également parti sans me demander pourquoi je partais, sans analyser cette motivation, et c’est le cas de bon nombre de pèlerins. C’est au fond une sorte d’appel intérieur, un élan qu’on a du mal à définir.

Une grande curiosité m’anime certainement, un intérêt pour les aspects culturel, artistique, historique, touristique du Chemin. Il y a aussi une sorte de défi sportif, bien qu’il n’y ait aucun aspect de compétition si ce n’est, en exagérant probablement un peu, une sorte de recherche de dépassement de soi, une tentative d’aller presque jusqu’au bout de ses possibilités physiques. C’est qu’il faut y mettre une fameuse dose d’endurance!

Et il y a enfin au départ une envie de mettre dans ce parcours une connotation plus spirituelle. Le Chemin étant très long, il doit certainement se révéler l’occasion de réflexions prolongées et fréquentes sur le Chemin de la Vie et de l’Après. Et ce type de réflexion, je crois que personne n’y échappe ou ne s’y soustrait. A certains moments, on marche autant dans sa tète que sur le Chemin. Pas étonnant qu’on dise ce chemin initiatique. On apprend à s’y connaître.

L’aspect social avec les rencontres les plus diverses ne m’était pas venu à l’esprit en partant. Mais c’est aussi un des grands attraits du Chemin, du moins à partir du moment où l’on rencontre d’autres pèlerins.

J’y trouverai confirmation aussi d’un aspect religieux que j’avais franchement totalement oublié: l’efficacité parfois surprenante de la prière la plus simple!

Il a fallu que j’en bave et que l’estomac crie famine pour m’y adonner!

Saint Jacques est un intercesseur d’une efficacité qui m’a souvent surprise. On l’a déjà vu! On le verra encore plus loin!

Au départ, je n’ai jamais eu la moindre dévotion pour Saint Jacques. J’ignorais tout de lui! Je ne savais qu’une chose, qu’il était un des douze apôtres et le patron de l’Espagne!

Au fil du voyage, il devient un accompagnateur à qui je parle intérieurement et qui m’aide!

Certains pèlerins ont une foi tourmentée et font voeu de se rendre auprès de la tombe de l’Apôtre par souci du salut éternel. Cela ne m’est jamais venu à l’esprit. Je ne pense d’ailleurs pas avoir énormément à me faire pardonner.

J’ai lu qu’au Moyen âge, on se tourmentait pour avoir fait oeuvre de chair le vendredi, pour avoir mangé du porc gras en Carême! Et cela poussait au pèlerinage pour expier la faute. Ah! Evidemment! Je devrais être rempli de scrupules!

Certains pèlerins poussent leur piété très loin. Ils marchent et récitent des chapelets. Moi, cela m’énerve. J’ai l’impression qu’on prend Dieu, Jésus et les Saints pour des imbéciles en répétant cinquante fois la même chose. Quelques mots réfléchis intérieurement ne suffisent-ils pas?

Certains, très rares, enfin collectionnent les visites aux reliques de saints. Je ne vois pas l’utilité de me trouver à coté de l’index d’un saint pour éventuellement avoir une pensée à son égard. J’ai trop lu d’ouvrages sur les Croisades pour réaliser à quel point la plupart de ces reliques ne sont en outre que des fabrications de faussaires. Si les fragments de la croix de Jésus sont tous vrais, une seule conclusion s’impose: cette croix était une oeuvre de marqueterie remarquable! C’est Jacques Denizot d’Orléans qui me racontait cela, puisque les seuls morceaux existant en France proviennent de quatorze essences d’arbres différentes.

Des villes comme Oviedo, un peu à l’écart du Camino, attiraient jadis des pèlerins pour le moins fort crédules. Oviedo s’enorgueillit des reliquaires de son église du Saint Sauveur où l’on trouve des cheveux de Marie-Madeleine avec lesquels elle essuya les pieds de Jésus, des cheveux de la Vierge Marie, du lait de celle-ci lorsqu’elle allaitait Jésus, du pain de la Dernière Cène, de la manne du désert, un des deniers de Judas, une partie du bâton avec lequel Moise sépara les eaux de la Mer Rouge, une grande partie du suaire de Jésus, huit épines de la couronne d’épines de Jésus, des ossements des Prophètes, la peau de saint Barthélemy qui fut écorché vif. On y trouve aussi une cruche dans laquelle Jésus transforma l’eau en vin à Cana. Visiter cette église rapporte plus de mille ans d’indulgences!

Mais les indulgences! Y a-t-il encore quelqu’un pour y croire et pour courir après?

Il y a enfin les pèlerins qui se sentent liés par un voeu. Quand on se trouve dans un avion en flamme, quand on se trouve face à des animaux sauvages qui chargent, quand on subit un bombardement ou une agression, bref dans des circonstances imprévues et catastrophiques, on peut avoir l’idée d’invoquer le Ciel et de faire une promesse pour s’en tirer. Certains la font également pour sortir d’une maladie ou d’une misère pénible, ou obtenir une faveur désespérée.

Le pèlerinage devient alors une dette qu’on se fait l’honneur d’acquitter. Ce n’était pas mon cas, même si j’aurais pu avoir la tentation d’un tel recours, il n’y a pas si longtemps!

La Sainte Inquisition mais aussi les tribunaux civils ont aussi envoyé un nombre considérable de condamnés sur la route de Compostelle. C’était une peine en somme moins pénible que le bûcher ou le gibet!

On m’a signalé qu’à l’heure actuelle, de jeunes délinquants belges font le chemin de Santiago, accompagnés, et qu’à l’issue de ce voyage, si tout s’est bien passé, leur casier judiciaire est effacé !

= = =

Le 2 août 2003.

Montée à Cruz de Ferro. C’est une immense croix en fer plantée au sommet d’une côte. De nombreux pèlerins y déposent une pierre que, dit-on, ils amènent de chez eux! Mais à voir la taille de certaines parmi celles-ci, il faudrait qu’ils soient venus en Caterpillar pour y croire! Il y a aussi des cailloux! Ça, c’est plus plausible!

Quand le chemin monte, il finit par redescendre et près d’une rivière, je retrouve la bande des joyeux compères du repas au kalimocho attablés vers midi dans un bar. La plupart des filles sont en maillots de bain et ont nagé dans la rivière. On prendra le repas de nouveau très joyeux dans un restaurant tout proche. On est une quinzaine à table.

L’après-midi, je retrouverai un moment Zoltan.

Le refuge municipal de Ponferrada offre 165 places. J’en reçois une dans une chambre à quatre lits. Je rencontre plusieurs tètes connues. Et puis, Jacques, que je croyais de nouveau devant moi!

Je vais faire mes achats dans un autoservicio. Je retourne dans la chambre! On est cinq dans la chambre à quatre lits. J’avais laissé mon sac sur la chaise et non sur le matelas. On a donné mon lit à un Allemand. On me trouve un canapé dans un salon où au départ je suis seul. Pas longtemps. Une heure plus tard, on a déjà amené au moins vingt matelas!

Je retrouve Jacques à l’entrée qui est fou de rage! On vient de lui voler son matelas gonflable! Il va fouiller dans toutes les chambres avec l’hospitalier. Il est probable que le voleur est entré et reparti avec son larcin.

= = =

Le 3 août 2003.

Je marche avec Jacques jusqu’à Cacabelos. J’ignore l’origine d’un tel nom qui prête au sourire.

Après, la route grimpe. Je ne peux suivre l’allure de Jacques.

A Villafranca del Bierzo, huit kilomètres plus loin, je me sens fatigué. Il n’est pas encore midi. C’est une petite ville où, jadis, les pèlerins affaiblis et ne pouvant poursuivre le Chemin s’arrêtaient. C’est qu’après, cela grimpe très fort. Ils obtenaient les mêmes indulgences que s’ils étaient arrivés à Santiago s’ils touchaient la porte de la petite église dédiée comme il se doit à Saint Jacques. Je n’ai nullement l’intention de toucher cette porte!

Je dois retirer de l’argent à la machine à billets d’une banque. Je m’écarte pour cette raison du Camino et vais ensuite pique-niquer sur le banc d’une petite place entrevue à cinquante mètres à gauche du Camino? Tiens, une Audi avec une plaque française gare à dix mètres de moi. Un couple de quinquagénaires s’affaire à retirer du coffre le pique-nique et je les entends dire qu’ils auront certainement faim! Ils auront faim? Ils vont approvisionner des pèlerins? Oh! Qui vois-je arriver à leur rencontre? Le polo rouge et son épouse! Ah! Je comprends mieux certaines performances!

Je les verrai encore deux jours d’affilée, mais à présent, sans plus d’étonnement!

Pas mal de pèlerins se fixent un itinéraire et n’hésitent pas à faire du stop ou disposent d’une voiture d’accompagnement pour réaliser leur moyenne de 40 kilomètres journaliers ou plus. Les taxis et les bus servent aussi! Chacun choisit son chemin et agit comme il l’entend, mais cela n’empêche pas ceux qui suent toutes les gouttes de leur corps de ne supporter que fort mal les porteurs de la même coquille qui choisissent de ne pas suer comme eux.

L’après-midi, le chemin offre une variante. Je choisis la plus dure. Je me dirige vers Pereje en grimpant dans la montagne alors qu’une route asphaltée et presque plate y mène en cinq kilomètres. Une grande inscription prévient pourtant que le chemin qui grimpe est réservé aux meilleurs marcheurs. Camino por el meliores caminantes, si je me souviens bien! Ascension longue, dure, plus que pénible. Après plus de deux heures de grimpée, je vois des fermiers qui me disent plus que trois kilomètres pour le sommet! L’eau que j’ai prise à la fontaine au bas de la montée a un goût prononcé de moisi, mais je dois bien m’en accommoder.

J’arrive encore à me tromper de route et à me retrouver une heure plus tard dans un patelin appelé Pradela où on m’accoste pour me dire que le Camino est dans mon dos. Il me reste encore plus de cinq kilomètres pour atteindre Pareje, mais cinq en descendant.

Je me rends à l’auberge. J’ai la chance d’avoir une chambre où je me retrouve seul bien qu’il y ait quatre lits dans une pièce qui ne fait pas cinq mètres carrés. L’auberge est un peu plus chère que d’habitude, mais mieux équipée et impeccable. Mais à raison de 6 euros par lit, 24 par chambre, l’aubergiste rentabilise vite son auberge! 9 chambres! L’idée de Jacques mérite réflexion!

Je vais manger au restaurant des routiers à un kilomètre puis rentre. Oui, il y a bien une cuisine dans l’auberge mais il n’y a pas un seul magasin dans le village!

C’est en 1254 qu’Alphonse X décréta l’obligation pour les auberges de laisser la possibilité aux pèlerins de s’approvisionner dans les magasins au même prix que les autochtones, sans passer par l’intermédiaire des aubergistes. C’est ce qui explique le fameux dicton bien connu selon lequel on ne trouve dans les auberges espagnoles que ce qu’on y amène.

A une heure du matin, je suis réveillé par l’arrivée bruyante dans l’auberge de cyclistes avec des vélos très curieux à trois roues dans le même axe. La troisième roue est plus petite et supporte un porte-bagages se trouvant à quelques centimètres du sol, de quoi abaisser le centre de gravité du tout. J’avais déjà vu ces curieux cyclistes à l’auberge de Burgos. Ils n’avancent décidément pas très vite.

Le 4 août 2003

L’étape du jour a la réputation d’être très dure, et de comporter la plus abrupte des montagnes du Camino Francès. La montée vers O Cebreiro me semble plus longue mais moins dure que celle de la veille. J’y revois Zoltan. La jeune fille de Pau à l’accent du Midi me dépasse. Tiens, elle n’a pas de sac! Non, dans son auberge, on leur a proposé de conduire les sacs jusqu’à O Cebreiro!

O Cebreiro est un village des plus typiques et des plus anciens. C’est à la fin du neuvième siècle que l’hôpital fut fondé par un comte français, un certain Giraldo d’Aurillac. Son nom devient Xiraldo de Aurillac en langue galicienne. L’église est le plus ancien temple de la route et qui soit entièrement conservé. Une reproduction du Saint Graal y est exposée. Je ne l’ai vu qu’en photo. Le Saint Graal est le symbole héraldique de la Galice. C’est le calice que le Christ aurait utilisé le jour de la Dernière Cène. Le Cénacle à Jérusalem devait être un restaurant d’au moins cinq étoiles pour avoir une telle vaisselle en or massif!

Mais le village possède des habitations encore beaucoup plus anciennes. On les appelle des pallozas. Cela ressemble vaguement à des igloos mais en grosses pierres bleues. Cela remonte à plus de vingt-deux siècles, avant l’arrivée des Romains.

La route des voitures rejoint le Camino au sommet de la montée. C’est la foule, d’autant que de très nombreux Espagnols ne commencent le Camino qu’à cet endroit. On se trouve à 152,5 kilomètres de Santiago. A partir d’ici, sur la plus grande partie du trajet, tous les 500 mètres, une borne indique le kilométrage restant. De temps à autre, et surtout sur la fin, probablement pour rectifier des erreurs, on reste plusieurs kilomètres sans voir ces bornes. J’adore ces bornes. On a une idée beaucoup plus claire de sa progression.

J’avance à vive allure. Le chemin est caillouteux mais la plupart du temps, cela descend en pente douce. Je traverse de nombreux villages d’une saleté repoussante. Je n’aimerais pas passer ici par temps de pluie. Les granges ne donnent pas envie de s’y abriter. Cela pue le purin partout! Les paysans sortent les vaches à sept heures du soir pour les faire paître deux ou trois heures avant la tombée de la nuit. A plusieurs reprises, je suis ralenti par des troupeaux encadrés par des chiens qui veillent à mettre le bétail sur le droit chemin. Le reste de la journée, le plus souvent, ces chiens sont étendus, amorphes, au milieu du chemin, parfaitement habitués aux pèlerins qui ne les inquiètent en rien.

J’arrive à Tricastella très tard le soir. A l’entrée de l’auberge, je tombe sur Jacques. Il n’y a plus de place! Completo. Il me dit avoir eu un coup de déprime à la suite du vol de son matelas. Il a failli rentrer à Lyon! On va boire une bière dans le bar en face, on bavarde un long moment puis on retourne à l’auberge. Il est minuit. On installe nos matelas dans l’entrée! Personne ne nous dira rien! On mettra en évidence un message pour Armand et Vincent. Cette auberge est un passage presque obligé!

Le 5 août 2003.

L’auberge de Tricastella a-t-elle été construite avec des matériaux de récupération? Les portes des toilettes sont des portes doubles s’ouvrant et se fermant comme les portes des bars de western. Rien n’est prévu pour les fermer! C’est consternant et constipant!

Jacques est décidé à foncer. Depuis O Cebreiro, il y a trop de monde à son goût et à celui de presque tous. Il aspire à arriver à Santiago au plus tard le huit, ne pas s’y arrêter et fuir vers Fisterra. Il ne reste que 129 kilomètres pour la cathédrale.

La nature est belle en Galice, très verdoyante, mais il y a trop de pèlerins, du moins au mois d’août.

Je rencontre John ce matin. Il marche encore plus lentement que moi! En bavardant, je ne sais comment il en vient à glisser qu’il est méthodiste. Je réalise que je ne connais presque rien du Méthodisme. C’est grâce au scrabble que je ne suis pas totalement ignorant car on peut y jouer un mot qui, à lui seul, peut rapporter gros, 293 points en nonuple, wesleyen, partisan de Wesley, fondateur du méthodisme. Je crois bien que ce sont des anglicans puritains, et qu’il y en a beaucoup aux Etats-Unis. Mais pour le surplus ? Aie, je cale, et je n’ai nullement envie de le lui demander. On ne parlera d’ailleurs pas religion.

John a la fringale. Il s’arrête pour pique-niquer dans un petit bois.

Je continue seul.

Plus loin, en traversant un autre bois, je suis apostrophé par une voix que je ne reconnais pas:

– Vous voulez une Stella?

Je n’en crois pas mes oreilles! Je me retourne et vois les deux jeunes filles belges de Tervueren et Louvain en compagnie d’un troisième Belge qui vient de les rejoindre pour la fin du trajet. Il a apporté des canettes de Stella qu’ils refroidissent dans la rivière. Par cette chaleur étouffante, et même inhabituelle dans la région, qui peut résister à une telle demande?

Dans l’après-midi, je revois les Valaisans du Monte de Oca et marcherai longuement avec eux jusqu’à leur campement qu’on atteint très tard dans la soirée. Je marche encore quelques kilomètres en plus pour atteindre Portomarin. On y traverse une rivière énorme. A moins que ce soit une partie d’un lac? La ville est neuve car l’ancienne ville fut inondée par le barrage de Belesar. Pierre par pierre, les principaux monuments furent sauvés. Ce fut le cas pour l’église romane San Pedro et l’église forteresse de Saint Nicolas ainsi que d’anciens palais médiévaux placés sur la place principale.

Près du grand pont, un centre accueille des groupes de scouts. Zut, l’auberge est encore plus loin au sommet d’une longue côte et il fait déjà nuit. Une étape de plus de quarante kilomètres de nouveau. L’auberge affiche “completo”, ce qui était à prévoir avec ces centaines de pèlerins sur le chemin. Le grand parc en face de l’auberge est rempli de flâneurs et de pique-niqueurs. J’y mange le reste de ma baguette. Un écriteau interdit le camping. Pas question de sortir ma tente, mais se reposer sur un matelas, est-ce du camping? J’hésite.

Fort heureusement, j’aperçois dans ce parc une grande estrade, peut-être pour des concerts. Je vois que deux ou trois personnes y ont placé des sacs de couchage. Tiens, parmi elles, le Suisse dont la carte bancaire ne fonctionnait pas. C’est lui qui me reconnaît. Avec les lueurs très faibles provenant des réverbères de la rue bordant le parc, je ne l’aurais jamais reconnu.

L’estrade est faite de deux marches en béton d’environ trente mètres sur deux. Je me place sur la marche de devant. Petit à petit, une bonne vingtaine de pèlerins viennent s’installer, dix sur la marche de devant et autant sur celle de derrière. Sur la pelouse, quelques pèlerins se sont installés malgré l’interdiction.

Deux groupes d’au moins trente scouts italiens d’un coté et espagnols de l’autre font des jeux de nuit dans le parc et sont bruyants comme s’il était midi. Les “Vos Gueules” fusent, mais restent incompris car ils poursuivent jusqu’à passé minuit.

A une heure du matin, grosse panique! Des jets d’eau automatiques se mettent en action. Tous ceux qui sont sur la pelouse sont trempés. Les dormeurs du premier rang à droite sont légèrement arrosés également. C’est mon cas. Recul d’un cran à la droite du Suisse. Un quart d’heure plus tard, c’est la gauche de la première marche qui reçoit les jets d’eau. Nouvelle panique. Cinq dormeurs viennent au deuxième rang chercher de la place là où il semble y en avoir. Jacques s’installe entre moi et le Suisse. Quili et Yannick sont là aussi! On est tous arrivés séparément. Personne ne s’est concerté! On se serait donné rendez-vous qu’on n’aurait pas pu faire mieux! A l’avenir, faudra se méfier des pelouses trop vertes!

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Le 6 août 2003

Après une telle nuit agitée, on n’est pas en forme. Je marche lentement et je me gave de mûres qui sont à présent bonnes à manger! Le Camino, depuis plusieurs jours, est souvent bordé de mûriers mais les fruits étaient presque toujours verts ou rouges. A présent, ils sont souvent noirs. Je sors même mon Tupperware qui ne servait plus depuis pas mal de temps.

A la sortie de Palas de Rei, je rencontre Quili attablé à la terrasse d’un restaurant avec d’autres pèlerins. Le repas devait être copieux ou infect car il a terminé et laissé une assiette à moitié pleine. Je camperai seul dans une prairie à la sortie de Palas de Rei. Cette ville très petite n’évoque en rien un palais et ne semble pas très royale!

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Le 7 août 2003

Quel est ce vacarme? Un groupe de plusieurs centaines de gens qui viennent du monde entier pour une marche de la paix! Ils avancent au son de tambourins, chantent et marchent derrière d’immenses drapeaux. Ces pèlerins de carnaval ne portent que de minuscules sacs pour leurs tartines!

Cela m’énerve d’entendre ces tambourins et ces chants. Je laisse passer ce flot.

Malheureusement, après une heure de marche, je les rejoins, car eux aussi font des pauses.

C’est accélérer que je dois faire. Les semer.

Vers dix heures, j’aperçois Jacques et Yannick attablés à la terrasse d’un bar. Ils ont entendu dire qu’il fallait manger du poulpe dans un restaurant dont c’est la spécialité un peu plus loin. On se donne cependant rendez-vous le soir à 19 heures 30 pour manger dans un hôtel qui porte un nom souvent rencontré, l’hôtel des Pèlerins, à Arzua, à 36 kilomètres de Santiago. On l’a choisi un peu au hasard dans le guide de Jacques.

Les marcheurs de la paix sont de nouveau là. A une des filles portant un grand drapeau fait surtout de lignes noires et blanches, je demande si c’est la bannière d’un club sportif. Elle a l’air suffoquée de mon ignorance.

  1. Mais c’est le drapeau de la Bretagne !

  2. Ah ?

Je n’arriverai pas à les semer. Je les laisse prendre le large.

Vers midi, je passerai devant le restaurant qui ne prépare rien d’autre que les poulpes. Il y a tant de monde, probablement les marcheurs de la paix, et ça pue et ça gueule tellement que je prends la fuite!

Indigestion collective ? Je n’en sais rien, mais je ne les verrai plus, et j’en suis très satisfait.

A plusieurs reprises, en cours de journée, je rencontre Jacques et Yannick. A chaque rivière, ils s’arrêtent; et font trempette. Ces rivières profondes de trente centimètres d’une eau un peu stagnante ne me tentent pas. A la surface, on y voit en abondance des sortes d’araignées d’eau qui ne me plaisent pas.

Plus loin, je rencontre Quili qui me dit qu’il va loger à Ribadizo, avant Arzua. Là, la rivière est de l’eau vive. L’auberge est très agréable. Je m’y arrête en me disant que Jacques et Yannick devront nécessairement s’arrêter ici dans un endroit tellement plus enchanteur que là où ils stoppaient tout à l’heure.

Deux heures plus tard, toujours pas de Jacques et de Yannick. Sont-ils devant ou sont-ils derrière ? Pour arriver à temps au restaurant de l’hôtel des Pèlerins, il faut que je parte. Je n’y arrive d’ailleurs que vers vingt heures. Une demi-heure de retard, ce n’est pas bien grave puisque de toute façon, les restaurants ne servent pas avant huit heures, si ce n’est l’apéro. Je rentre et demande si un Belge et un Français sont venus. Non! Je les attends donc! Personne! Sont-ils restés à Ribadizo, charmés comme je l’ai été?

Je dormirai à nouveau dans une prairie dix kilomètres plus loin.

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Le 8 août 2003

La dernière étape vers Santiago manque cruellement de fontaines quand il fait étouffant comme aujourd’hui. J’en trouve bien une avec la mention “eau non potable”. Je rencontre des gens de Santiago qui interrogent des gens du coin. Vicente et Amélie, qui parlent le français me rassurent. Il n’y a aucun danger. L’eau est fraîche et délicieuse. J’en bois plus d’un litre!

C’est ici à Lavacolla que les pèlerins se lavaient entièrement pour se présenter dignement à Compostelle! Lavacolla aurait pour signification “lave-couilles” et ce nom évoquerait très simplement ces ablutions! Jadis, les pèlerins ne disposaient jamais de douches! Le pèlerin médiéval qui arrivait ici était souvent recouvert de vermine. Mais c’était une mortification acceptée avec humilité. Il parait que les moines du XIème et XIIème siècle ne se lavaient jamais jusqu’à leur mort. C’est des effets de cette mortification que viendrait l’expression mourir en odeur de sainteté !

Je bavarde près d’une heure avec Vicente et Amélie. Il est Espagnol. Elle est Française. Ils travaillent dans un restaurant médiéval dans une rue perpendiculaire à celle qui descend devant la façade du grand hôtel des Rois Catholiques. Les repas servis se composent exclusivement d’anciennes recettes médiévales des dîners offerts jadis aux papes et aux rois venant à Santiago. C’est copieux et délicieux, parait-il. Ils ont choisi pour nom de l’établissement Maître Matteo, le sculpteur du porche de la cathédrale.

San Fiz de Solovio serait probablement resté un village minuscule si Teodomiro, l’évêque d’Iria, n’y avait constaté le 25 juillet 813 la découverte du sépulcre de l’Apôtre Jacques, celui qui est considéré avoir évangélisé la péninsule ibérique.

Ce petit village insignifiant deviendra plus tard la ville splendide de Santiago de Compostela.

Cette découverte du sépulcre va en effet s’apprendre dans toute la chrétienté à l’époque où les invasions islamiques commencent. On construit un oratoire puis une basilique sur ce sépulcre et les pèlerins affluent de toute l’Europe. Santiago et le Camino deviennent la Racine et le Fondement de l’Europe.

La ville est très étendue.

Les pèlerins qui ont parcouru le Camino Francès viennent de Monzoi, le Monte de Gozo, ce qui signifie le mont de la joie! Les pèlerins qui franchissaient le sommet du mont éprouvaient une joie immense en apercevant la ville et sa cathédrale! Le premier des groupes de pèlerins médiévaux qui atteignait le sommet recevait le titre de roi des pèlerins! Ceci expliquerait l’abondance des Leroy et Van Roy dans nos régions!

Je n’ai rien d’un Leroy et je n’ai d’ailleurs jamais vu la cathédrale du sommet du Monte de Gozo! Je n’ai pas chanté de Te Deum et les larmes ne m’ont pas coulé des yeux!

Sur le Monte de Gozo se trouve un immense terrain de camping. Mais aussi une auberge de pèlerins démesurément grande. Elle peut accueillir 800 pèlerins. On a construit là un tout nouveau village qui compte par ailleurs un centre de vacances, un hôtel, des restaurants, des commerces et un parking pour des centaines de voitures! Sur chaque bâtiment identique à son voisin, une pierre inaugurale est rédigée tant en espagnol qu’en galicien. A l’exception de g ou des j devenant des x, et de deux trois conjonctions différentes, il n’y a pas de grandes différences avec l’espagnol! Si on a des notions de latin, le galicien est encore plus facile à comprendre que l’espagnol.

C’est chaque fois un membre d’une administration galicienne, ancien pèlerin ayant parcouru le Camino, qui a eu l’honneur d’inaugurer un bâtiment!

Je descends ensuite le mont et atteins la partie moderne de la ville de Santiago qui n’offre pas de grand intérêt touristique mais qui surprend par ses bâtiments énormes et très récents. Je rentre dans une autre auberge accueillant jusqu’à cinq cents pèlerins et y reçois le tampon pour ma credential. Je n’ai pas du tout envie de dormir dans un dortoir d’une telle dimension.

J’atteins plus loin la partie historique de la ville.

On s’y fait aborder par des racoleurs proposant des chambres. C’est que Santiago est une ville d’étudiants. Les kots se louent aux pèlerins en été. La chambre est proposée à 15 euros mais lâchée à 10 euros.

L’entrée à la portion historique de Saint-Jacques se fait par le quartier des Concheiros, là où jadis se trouvaient les vendeurs de coquilles, symbole du pèlerinage. Il y avait cent boutiques qui en vendaient au XIIIème siècle. Ils en avaient l’exclusivité. A présent, on en vend partout, sur tout le Chemin. Les pèlerins ne portaient jadis la coquille qu’au retour. C’était un souvenir. Ils la portent à présent à tout moment, mais dans le dos, accrochée au sac. Ils ne la portent autour du cou qu’au retour!

La ville contient un ensemble de monuments impressionnants, des palais majestueux, des monastères immenses, des rues très typiques, des places grandioses. C’est à juste titre et pour cette partie-là que cette ville fut déclarée faire partie du Patrimoine de l’Humanité.

Le pèlerin rejoint inévitablement la place principale, l’Obradoiro (l’atelier) qui porte ce nom insolite parce que, de 1738 à 1747, les pierres de la façade baroque de la cathédrale y furent taillées. Seule la façade est baroque, l’intérieur est beaucoup plus ancien.

Cette place est immense. Outre la cathédrale, on y voit le somptueux parador des Rois Catholiques, réputé être, avec celui de León, le plus grandiose d’Espagne. Le parador, c’est un hôtel en général très luxueux géré par l’Etat. La chambre se loue 375 euros, mais il parait qu’elle est spacieuse! Mais il parait aussi, et, malheureusement, je l’ai appris au retour, que cet hôtel somptueux offre chaque jour dix repas aux pèlerins porteurs de la credential!

Toute la journée, il y a du monde sur cette place. En fin de journée, cela grouille de monde! Pèlerins portant sac à dos et touristes flânent, s’asseyent, chantent, bavardent, rigolent, cherchent des visages connus, se retrouvent parfois ou s’en vont. Un japonais en kilt joue de la cornemuse! Un Espagnol barbu s’est déguisé en pèlerin médiéval et invite les touristes à se faire photographier à ses cotés. Ses sandales ne font pas très moyenâgeux!

La plupart des pèlerins ont le souci de chercher alors l’endroit où l’on reçoit sa “compostela”. Dès le petit matin, on y fait la file, alors que cela n’ouvre qu’à neuf heures. Contrairement aux rumeurs les plus fantaisistes entendues, elle est remise gratuitement. C’est vrai qu’il faut faire la file. Cela m’a pris un quart d’heure. Un bureau d’une agence de voyage a ses guichets dans le même immeuble et vend les billets des bus pour de nombreuses destinations. On m’a signalé qu’il y avait des voies moins onéreuses. Je prends note des prix qui sont assez chérots. 130 € pour Bruxelles. Tiens 122 seulement pour Londres. 77 pour Toulouse. 136 pour Amsterdam.

Pour la plupart des pèlerins, le voyage se termine. Mais Fisterra, solo fin del Camino! Finisterre est la seule fin du Chemin! Fisterra est l’endroit le plus à l’Ouest de l’Espagne. Dès l’Antiquité, ce lieu était consacré au culte du coucher du soleil. Il faut y avoir observé ce coucher du soleil près du phare pour comprendre la magie de Fisterra et comprendre aussi pourquoi les légions romaines au deuxième siècle avant notre ère, y contemplaient avec une crainte sacrée l’engloutissement du soleil dans la mer. J’ai déjà vu et photographié de nombreux couchers de soleil en mer, dans le monde entier, mais je n’en ai jamais vu un seul qui soit aussi fascinant. Peut-être parce qu’on se trouve ici sur un promontoire assez élevé, que le soleil se cachant derrière l’horizon se reflète dans l’eau et donne l’impression d’y plonger?

Le pèlerin de Compostelle a pour devise “Ultreia”! Toujours au-delà. Et c’est pourquoi, souvent, il ne se contente pas de s’arrêter à Santiago de Compostela. Il va au-delà, jusqu’au bout du monde, jusqu’à Fisterra, la fin du monde qui est alors la fin du chemin. Pendant longtemps, la fin du monde connu, c’était là!

Trois journées de marche sont au moins nécessaires depuis Santiago pour s’y rendre. Certains vont ensuite à Padrón, là où la barque en pierre et le sarcophage en marbre auraient accosté après le long voyage depuis Jaffa. Mais si certains ouvrages parlent de Padrón, qui se situe à une trentaine de kilomètres de Santiago, d’autres placent le point d’atterrissage à Muxia, à un peu plus de quatre-vingt kilomètres. Allez savoir !

= = =

La première journée vers Fisterra (qui signifie Fin de la Terre en galicien) mène à Negreira.

Il fait toujours aussi chaud. La Galice a la réputation de bénéficier du vent rafraîchissant de l’océan. Cette année est exceptionnelle. Pas le moindre souffle!

J’ai à peine quitté Santiago que je me rends dans un bar. J’en sors et marche un kilomètre. Fort heureusement, je me trouve encore le long de la route accessible aux autos. Une voiture klaxonne! C’est un client du bar qui me signale que j’ai oublié quelque chose au bar! Il a la gentillesse de m’y ramener. J’avais oublié mon porte-monnaie avec tout mon argent et la carte de banque! Le patron n’avait pas voulu le lui remettre!

J’ai besoin d’un Saint-Jacques en voyage!

Le Camino passe après environ dix-sept kilomètres par un village merveilleusement restauré, d’architecture traditionnelle, peut-être le plus beau du voyage. Ponte Maceira. Un très long pont gothique à plusieurs arches traverse une large rivière un peu tumultueuse. Le type inhabituel des voitures fait rapidement bien comprendre que ce sont probablement exclusivement des gens riches qui habitent ici. Les maisons toutes très grandes sont vraisemblablement des secondes résidences d’une classe privilégiée de Santiago ou de Negreira.

La fin de l’étape est très mal indiquée.

J’ai beau me renseigner par trois fois, je tourne en rond pendant une heure avant de trouver l’auberge à Negreira. Elle est située à la sortie de cette ville de douze mille habitants qu’évoque Ernest Hemingway dans Pour qui sonne le glas.

Très souvent les champs des campagnes sont clôturés, mais les poteaux des clôtures sont des pierres taillées épaisses de quelques centimètres, hautes de près d’un mètre et larges de quinze à quatre-vingt centimètres.

Les distances jusqu’à la fin du trajet sont indiquées sur presque chaque poteau, encore une fois en pierre et donnant la direction à suivre. Mais très vite, on constate des anomalies. Plus que 87,762 km. Très bien! Quelle précision! Au mètre près! On n’a jamais eu une telle précision avant Fisterra ! Mais à la borne suivante, plus que 88,542 km. Tiens, la route s’allonge ou a-t-on bien retenu le chiffre précédent? Vérifions à la suivante, un bon kilomètre plus loin. Plus que 88, 398 km. Les kilomètres élastiques recommencent. Et ce petit jeu se reproduira des dizaines de fois au cours des trois jours de marche.

= = =

La seconde journée depuis Santiago est plus monotone que la première. Au départ, il ne fait pas encore clair et j’ai du mal à repérer les flèches très mal disposées. Anne, une pèlerine avec laquelle je parle anglais un bon moment a une meilleure vue que la mienne. A un moment donné, je remarque qu’elle mêle du flamand à son anglais. Serait-elle hollandaise ou flamande ? Je lui demande sa nationalité: elle est belge! Dès qu’elle se met à parler en français, son accent liégeois ne laisse aucun doute à cet égard.

On parcourt des kilomètres dans des forêts d’eucalyptus. Ce que ces arbres sont hauts! J’ignore si c’est solide, mais leur allure inciterait à en faire de splendides mâts de grands voiliers. Les feuilles des eucalyptus tombent déjà. Les troncs perdent de très longs morceaux de leur écorce, des lambeaux de parfois plusieurs mètres. Je n’ai pourtant vu qu’un seul écureuil.

Et l’on se met à grimper un Mont Aro, pas trop dur heureusement!

La journée s’achève dans un village très typique, Olveiroa, où l’auberge est un ensemble de vieilles maisons très bien réaménagées. Des constructions très caractéristiques et qui intriguent se trouvent à proximité de chaque habitation. Ce sont des réserves de maïs. Pour éviter que les rongeurs ne viennent détruire les épis, la construction se trouve sur pilotis et le sommet du pilotis ressemble à une assiette déposée sur un bâton, de sorte que le rongeur est dans l’impossibilité d’atteindre la base surélevée de la construction.

L’hospitalière extrêmement dévouée et efficace prépare pour la vingtaine de pèlerins une délicieuse soupe aux lentilles avec des morceaux de lapin et du riz. Elle prépare en outre des pâtes. Il faut dire qu’il n’y a aucun magasin dans ce village pourtant en apparence assez gros. Un bar vend cependant des bocadillos, des sandwichs qui ont ici la taille d’une demi baguette!

Je parcours attentivement le recueil des présences au gîte au cours de ces derniers jours. Je ne trouve pas de mention de personnes que je connaisse. Quili et Jacques sont-ils derrière? Ont-ils dormi dehors un peu plus loin? Comment savoir?

Le saurai-je jamais?

= = =

La troisième journée est une merveille! Pas immédiatement. Pour le petit déjeuner, on a le choix ou bien d’attendre sept heures au bar du village ou de grimper au bar suivant proche de l’usine située quelques kilomètres plus loin. C’est la solution que je choisis.

Le chemin, assez beau grimpe, grimpe. Puis il atteint la route.

Suis-je distrait ? Je ne vois aucune flèche. Je prends à droite et je marche une dizaine de minutes, jusqu’au moment où un pèlerin à vélo arrivant face à moi s’arrête. Il me demande en espagnol le chemin ! J’ai des doutes ! On voit une dame en train de pendre du linge à sécher. Le cycliste l’interroge, me fait signe que c’est tout droit, et file à toute allure. C’était à gauche qu’il fallait prendre et non à droite. Demi-tour à gauche, gauche ou à droite, droite, je ne me souviens plus, mais en marche arrière toute! Je passe à l’endroit où je me suis gouré mais ne vois aucune flèche ni à gauche ni à, droite. Va pour la gauche. Quelques minutes plus tard, voilà le fameux bar où je retrouve le cycliste espagnol et trois allemands qui étaient hier au repas à la soupe aux lentilles. Ils prennent le petit-déjeuner. Pour moi, ce sera un bocadillos au salami et du Coca-Cola ! Régime insolite, mais j’ai diablement maigri. Il faut que je me force à manger. Oh ! Tarif presque deux fois plus élevé que celui du village précédent ! Mais plus rien avant les plages, et dans combien d’heures ?

La route continue à grimper. On aperçoit les fumées d’une usine manifestement polluante au sommet de la colline. Le Camino s’écarte alors de la route et c’est à présent que le paysage devient magnifique.

On traverse des landes abondamment fleuries de massifs tantôt jaunes, tantôt mauves. Les mûriers non plus ne manquent pas.

Une petite rivière oblige à faire un exercice d’équilibriste sur des grosses pierres bleues pour la traverser. Je vois mal comment un cheval pourrait passer ici.

Je marche une bonne partie de la matinée avec les trois Allemands, Axel, Anna et Juliana.

Après avoir observé de petits torrents se jetant dans un lac retenu par un barrage, le spectacle de la côte de Galice depuis la montagne est époustouflant.

Quelques détails navrants, cependant. Tout d’abord, l’armée a également dans ce coin un camp d’entraînement au tir. Et les militaires s’entraînent! Le vacarme des rafales de six coups toutes les trente secondes est crispant. Ne peuvent-ils pas se trouver une île éloignée où ils n’emmerdent personne!

Une partie de la vue sur la baie de Cée est gâchée à gauche par la présence d’une grosse usine toute noire du plus vilain effet.

Une fois descendu au niveau de la mer, le bruit des rafales a heureusement disparu.

Le cheminement le long des plages de rêve jusqu’à Fisterra est un enchantement. Cée et Sardineiro sont des plages épatantes. Beaucoup de pèlerins n’hésitent pas à diviser cette étape en deux en s’arrêtant à Cée pour profiter de ces petits paradis et se baigner. D’autres en profitent au retour. Si Jacques, Yannick et Quili sont ici, ils vont rester au moins toute la semaine, c’est garanti!

La marée noire a été un drame pour la région. Partout, aux fenêtres, des affiches avec la mention “Jamais Plus” en galicien, “Nunca maís!” Il semble que l’on s’est attelé au problème avec énergie. Je n’ai pas vu la moindre boulette de pétrole en Espagne, contrairement à ce que je verrai ensuite à Biarritz. Des douches à hauteur normale et des douches plus basses pour se laver seulement les pieds, en inox tout neuf, équipent en grand nombre les immenses plages de sable.

Je suis le vingt mille unième pèlerin à atteindre l’auberge de Fisterra et à y recevoir le document attestant avoir accompli le pèlerinage jusqu’à sa vraie fin!

C’est un hospitalier japonais qui me le remet.

Je suis ensuite allé voir le coucher de soleil sur le promontoire à plus d’une heure de marche.

= = =

Le lendemain matin, je décide de rentrer à Santiago en bus. Je me rends sur la place de l’Obradoiro. J’y rencontre John. Il vient d’arriver et est surpris d’apprendre que je me suis déjà rendu à pieds à Fisterra. Je lui signale ne pas avoir trouvé son restaurant de poisson. Mais il y en avait d’autres!

Je me rends à la gare des bus.

Je sors de la ville et vais dormir dans un champ, un peu après la gare.

= = =

Au réveil, je me rends compte subitement que j’ai perdu ma montre. Où et quand? Je l’ignore! Je ne la regarde pas souvent! Elle n’est pas à proximité du lieu où j’ai dormi. Je vais à la gare des bus pour voir s’il y a un bureau des objets perdus. Pas un chat aux renseignements ni au guichet de la compagnie Arriva des bus de Fisterra. Bof, je leur écrirai depuis la Belgique ainsi qu’aux dernières auberges Je me rends à la gare et prend un billet pour la frontière française, Hendaye.

Le train refait en sens inverse une bonne partie du chemin parcouru à pieds. On repasse par Ponteferrada, Astorga, León, Sahagun, Palencia et Burgos. Ensuite le train bifurque vers le Nord.

Les places sont numérotées. Je suis assis en face d’un Belge né en Allemagne et de sa fiancée.

Il y a beaucoup de jeunes Mormons dans le wagon. Ils sont obligés de partir en mission pour annoncer la bonne nouvelle du Livre de Mormon ! On les reconnaît à leurs vêtements très sobres et très soignés, tous identiques, pantalon noir et chemise blanche, et à la carte portant leur nom qu’invariablement ils portent à la pochette de la chemise. J’aurais bien aimé me trouver en face d’eux car cette pseudo-religion m’a toujours étonné ! Comment des gens qui semblent intelligents peuvent-ils avaler le discours si insolite imaginé par le fondateur de ce groupe si nombreux aux Etats-Unis ? Je me souviens avoir été accosté par des Mormons alors que j’habitais Mons, il y a quelques années. Ils m’ont invité à lire le Livre de Mormon ! Je l’ai lu. Edifiant ! Un ramassis de phrases soporifiques souvent semblables à des passages de la Bible. Mais pire, des stupidités effarantes. Des bribes de phrases identiques soi-disant écrites à des siècles d’intervalles comme si les mêmes manies de vocabulaire insolite se perpétuaient. Admettons encore. Mais plus étrange, le jour et à l’heure de la mort du Christ, en Amérique, des orages violents auraient éclaté, manifestation évidente de la fureur divine ! L’auteur n’a probablement pas songé aux décalages horaires ! Mais à l’époque de Joseph Smith, le fondateur de cette secte chrétienne, il n’y avait qu’un seul fuseau horaire pour tous les Etats-Unis, de sorte que peu de gens réalisaient cette différence de temps selon le lieu. Au milieu du Pacifique, on se trouve d’ailleurs à une journée d’écart à quelques mètres de distance. C’est sur cette curiosité non évidente, du moins pour celui qui voyage peu autour du monde, que Jules Verne basa le dénouement de son Tour du Monde en 80 jours.

Mais il y en a d’autres bévues encore plus troublantes dans ce Livre de Mormon! On y prétend que des Juifs ont quitté l’ancien continent au VIème siècle avant notre ère et seraient aller peupler le continent américain. Cette théorie est déjà en contradiction avec celle de tous les historiens et archéologues!

Joseph Smith aurait retrouvé les Annales racontant les événements principaux de l’Histoire de ces peuples. Les péripéties étaient gravées sur des plaques en airain et en or. Joseph Smith aurait eu la grâce d’obtenir une traduction par un procédé très mystérieux ! Admettons toujours. Ces plaques se sont perdues ! Dommage, mais admettons encore.

Les Juifs en question sont partis d’Egypte ou d’Israël, je ne m’en souviens plus, avec, je présume, les très nombreux Livres Sacrés de leur religion.

Longtemps après ce fameux départ vers l’Amérique, la Bible fut créée en Israël pour regrouper en un volume, en un livre, la traduction en grec de ces nombreux Livres Sacrés écrits primitivement en Hébreux. Presque personne ne comprenaitl’hébreu car toutlemonde parlait en grec. Bible signifie livre en grec. Or, on retrouve curieusement souvent le mot bible dans la traduction des Annales ! Au lieu de Livres saints ou Histoire Sainte  ! On trouve aussi les mots acier, soie et soyeux qui ne devaient pas être fort connus des Juifs partis au sixième siècle avant notre ère. Or, ce sont à plusieurs siècles de distance que les fameuses annales parlent d’une abondance de vêtements en soie certainement inexistants! Ces Annales, c’est clair pour moi, c’est une supercherie grossière imaginée au dix-neuvième siècle ! Un gros mensonge de ce pasteur chrétien inventé pour la bonne cause, comme le faisaient les hagiographes médiévaux.

Le train avance à une allure exagérément lente. A la gare de chaque grande ville, une paire de Mormons descend du train et ils sont accueillis sur le quai par d’autres missionnaires.

J’avais noté en gare de Biarritz l’horaire du train. A presque chaque gare, on cumule dix minutes de retard en plus sur l’horaire normal.

Arrivée en France avec une heure et demi de retard. Des passagers loupent leur correspondance et dorment dans la gare. Moi, je vais roupiller à la plage. Je vois des policiers qui interpellent des jeunes couchés sur la digue, visiblement saouls. Je choisis un endroit où l’on ne me voit pas depuis la digue.

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Le lendemain, je marche en direction de Saint-Jean de Luz. Puis vers Biarritz.

Je compte m’y renseigner sur les prix des trains vers Bruxelles et vers Carcassonne. Ce serait nettement moins cher et plus rapide de rentrer par Carcassonne et d’y prendre l’avion pour Charleroi.

Une camionnette Fiat s’arrête à ma hauteur et me demande où je vais. A la gare de Biarritz. Entrez, on vous y amène. Ce sont des jeunes venant d’Albertville.

Les noms des lieux sont parfois curieux dans cette région. Ou bien ce sont des noms basques imprononçables ou bien ils sont originaux: Biarritz-Négresse, Chambre d’Amour!

Messe à 11 heures à Chambre d’Amour! C’est spécial, non?

Au guichet des renseignements de la gare, je fais une longue file et reçois finalement plusieurs cartons avec les différents prix demandés.

Je vais à la plage. Je suis surpris de voir une grande librairie André Darrigade. C’est le nom d’un ancien coureur cycliste qui jadis remporta tant d’étapes du Tour de France. Une vitrine est consacrée aux sports! C’est certainement lui!

Au fond, je ne suis pas pressé. Si je restais ici un jour ou deux. Puis, j’essayerai l’auto-stop vers Carcassonne. Sans lever le pouce, on s’arrête. Alors, si je lève le pouce…?

Je m’endors sur la plage. Je me réveille quand il commence à pleuviner. J’ai le temps d’enrouler le matelas qu’il commence à pleuvoir. La plage se vide. Tout le monde va s’abriter à l’entrée du casino. Cela ne dure qu’une demi-heure. Je marche alors en direction de Bayonne qui n’est pas très loin.

Bon Dieu, ce que tout est cher ici. Aller sur Internet: 7 euros 50 pour deux heures au centre Leclerc réputé bon marché! 6 euros pour une heure, ailleurs. C’était un euro en Espagne!

Je vois un hôtel où la chambre pour une personne est affichée: à partir de 275 euros par nuit, minimum deux jours! Non, non, pas de virgule après le 7.

Et un restaurant au menu du jour à 75 euros, à condition de viser entre les plats agrémentés de copieux suppléments.

Non, je n’ai pas pris mon repas là !

J’entendrai dire que les hôteliers de Biarritz se plaignent du peu de fréquentation à cause de la marée noire! Les prix n’y seraient-ils pas aussi pour quelque chose?

La plage de Biarritz m’a semblé fort sale. Plusieurs mégots au mètre carré, sans compter les boulettes de mazout. Des employés municipaux ramassent les boulettes avec de minuscules pelles d’enfants, mais pas les mégots.

= = =

Il pleut toute la nuit. J’ai trouvé un pont pour m’abriter à un kilomètre de la gare de Bayonne où on ne peut me voir que des trains. Pas besoin de monter la tente. Je dors comme un clochard et comme un loir jusqu’à dix heures.

Je me place ensuite à la sortie de la ville. Une jeep s’arrête parce qu’il a vu ma coquille Saint-Jacques et me conduit à l’entrée de l’autoroute. Là, très vite, je suis pris jusque Tarbes.

A Tarbes, je dois attendre plus longtemps. Je râle même parce que deux anglais arrivés une heure plus tard sont embarqués avant moi. Oh! Mais ils n’iront peut-être pas aussi loin, me dis-je pour me consoler. Et j’ai probablement raison!

De Tarbes, une voiture se rendant à Marseille me dépose à la sortie Aéroport de Carcassonne.

C’est un couple qui revient de Lourdes. Madame a un cancer et fait trois fois par an le pèlerinage en espérant le miracle. J’essaie de lui remonter le moral car elle en a bien besoin. Je pense lui avoir fait du bien. Je l’espère du moins.

Je dors une nouvelle nuit à la belle étoile, sans monter la tente.

= = =

La belle étoile n’est pas si belle que cela car il se met à pleuvoir vers minuit. La radio avait annoncé une alerte orange et des orages violents mais l’absence de vent et le ciel si étoilé semblait infirmer ces menaces. Je crois bon de quitter le petit bois et de marcher vers l’aéroport où j’essaie de dormir à l’entrée qui est fermée. A trois heures, la pluie cesse. Je retourne à mon premier emplacement sous les sapins. J’y monte la tente et y roupille encore jusqu’à dix heures. Je suis réveillé par un soleil resplendissant. Zut, je vais louper l’avion!

Surprise à l’aéroport. Plus de place, ni aujourd’hui, ni demain. Une place après-demain mais à 225 euros! Aie, on m’avait parlé de 46 euros. Je vais réfléchir!

C’est un prix pratiqué lorsqu’on s’inscrit longtemps à l’avance! La compagnie Ryan n’a pas un tarif. On change les prix tous les jours !

Je ne mets pas deux secondes pour réfléchir! Je pars vers l’entrée de l’autoroute.

– Saint-Jacques, Vous m’avez protégé jusque maintenant. Faites qu’on me prenne bien loin!

Je suis un peu honteux car la chemise que je porte pue probablement la transpiration, bien que moi, je ne ressente rien en la reniflant. Mais cela fait quatre jours que je la porte. C’est le cinquième! Les autres chemises dans mon sac ne sont pas plus propres à force de dormir à la belle étoile. Celle-ci a l’avantage d’être noire. Je n’ai plus rien lessivé depuis Fisterra. Tant pis! J’applique sur le tissu le reste de mon produit anti-moustiques qui sent bon.

J’écris en caractères gras sur le dos d’un carton reçu à la gare de Biarritz la mention “Nord”.

Oui, cela me semble mieux que Nîmes ou Lyon.

A midi et demi, une Citroën à plaque belge passe devant moi. Oh ! Une plaque d’immatriculation commençant pas mes initiales CB !

– « Eh ! Saint Jacques, ça m’aurait convenu ! »

La voiture s’arrête cinquante mètres après m’avoir dépassé. Le conducteur fait marche arrière pour me prendre jusque chez moi où, après 1080 kilomètres, j’arrive à vingt-trois heures ! J’ignorais qu’une autoroute récente partait de Toulouse vers Limoges et Paris. Si j’avais écrit Nîmes ou Lyon, le conducteur ne me prenait pas! “Nord” l’a intrigué un moment! Saint Jacques m’a bien inspiré !

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Qui est ce saint Jacques?

C’est le frère de l’évangéliste Jean. Tous deux sont les cousins germains de Jésus.

Marie la mère de Jésus avait une soeur, Marie Salomé. Zébédée épousa cette dernière et Jean et Jacques sont issus de cette union.

Les deux frères furent pêcheurs sur le lac Tibériade et lâchèrent tout pour suivre le cousin. Jésus surnomma son cousin Jacques, Fils du Tonnerre, car il était violent dans ses réactions. Il souhaitait que Jésus provoque une pluie de feu sur une ville de Samarie pour avoir refusé d’abriter la troupe apostolique.

C’est pour s’en être pris aux théories d’Hermogène et avoir créé une émeute qu’il fut condamné à mort sous Hérode Agrippa. On lui trancha la tète.

Saint-Jacques a été martyrisé à Jérusalem sous Hérode. Comment se fait-il que son corps se trouve à Santiago?

La tombe de Saint Jacques et celles de ses disciples Athanase et Théodore se trouvent dans la crypte de la cathédrale de Santiago. Les reliques de l’Apôtre sont insérées dans un reliquaire en argent portant l’abréviation désignant le Christ (le Khi et le Rho grecs).

Ce n’est qu’au moyen âge que le corps est découvert en Espagne.

Et c’est en outre à quelques dizaines de kilomètres que, selon la légende ou la tradition, la barque amenant la dépouille de Saint Jacques a accosté.

Mais selon la légende, la barque était en pierre et n’avait pas de gouvernail! C’est étrange qu’elle ait pu flotter car en plus de la dépouille de l’Apôtre, deux de ses disciples y avaient pris place, Athanase et Théodore! C’est surprenant que de Jaffa, elle ait traversé toute la Méditerranée, passé les Colonnes d’Hercule pour longer la côte jusqu’au cap Finistère où elle accoste constellée de pectens qu’on appellera plus tard des coquilles Saint-Jacques. Mais, voilà, elle aurait été poussée par un ange jusqu’à Iria Flavia, qui s’appelle à présent Padrón!

Là, les deux disciples demandent l’aide de deux taureaux pour bouger le sarcophage et ceux-ci s’exécutent mais après une longue marche d’une vingtaine de kilomètres, ils frappent des pieds. C’est un signe pour les deux disciples qui enterrent à cet endroit la dépouille de l’Apôtre. Personne dans le pays n’a gardé le souvenir de cet enterrement pendant sept siècles.

Les deux disciples sont des personnages très discrets, et n’ont pas fait énormément de publicité de leur voyage extraordinaire alors qu’ils restent pourtant dans le pays puisqu’ils reposent également dans la cathédrale!

Série de miracles, invention des hagiographes ou, comme je l’évoquerai plus loin, collusion de l’évêque d’Iria et d’Alphonse II pour donner de l’importance à ce coin si reculé ?

Le Pape Jean-Paul II a authentifié les restes comme étant ceux de l’Apôtre, comme le fit bien avant lui le pape Léon III.

L’infaillibilité pontificale permet-elle de lever tout doute à ce sujet?

L’infaillibilité du pape n’a, ne l’oublions pas, été affirmée en 1863 après dix-neuf siècles de christianisme lors du concile de Vatican I. Et ce sont des évêques divisés qui l’ont prononcée. Certains voulaient étendre cette infaillibilité à tout ce que le pape dirait, écrirait!

D’autres voulaient limiter cette infaillibilité à ce qui concerne les préceptes de la foi et de la morale lorsque le pape parle ex cathedra c’est-à-dire comme chef, pasteur et docteur de toute l’Eglise.

D’autres, moins nombreux, ne voulaient pas en entendre parler.

Ce sont les seconds qui l’emportèrent.

Ces évêques très majoritaires furent-ils infaillibles pour prononcer cette infaillibilité?

Mais peu nous importe ici puisque la déclaration de Jean-Paul II relative aux restes de l’apôtre n’a pas, à ma connaissance, été prononcée ex cathedra!

Le doute subsiste donc!

De nombreux historiens mettent en doute la possibilité que le corps de Jacques le Majeur se trouve à Compostelle.

S’il s’y trouve, ce n’est possible que par l’intervention d’un miracle aussi incroyable que celui de la légende du pendu dépendu de Santo Domingo de la Calzada.

Jacques est en effet mort en Palestine en 44. Il y est retourné s’il s’avère qu’il ait quitté ce pays et que ce soit lui qui ait évangélisé l’Espagne, ce qui est également douteux. Il fut donc enterré en Palestine.

Curieusement, on va trouver en Galice une sépulture de deux arcs de pierre avec un sarcophage de marbre. Le tombeau de quelqu’un d’important, c’est évident! Mais de qui?

On se trouve dans l’évêché d’Iria, le seul en Espagne où jamais jusqu’alors ne se manifesta la puissance musulmane, le seul où sans discontinuer depuis sa création au IVème siècle, les évêques se succédèrent.

Cette terre bénie est déjà considérée comme protégée par Saint Jacques!

Au IXème siècle, donc, des feux de joie brillent. Cette lueur surnaturelle va guider Pelayo, Pélage en français, un ermite, jusqu’en un lieu qu’on appellera Campus Stellae, le champ de l’étoile, la future Compostelle. Il signale ces événements extraordinaires à l’évêque.

Teodomiro, l’évêque d’Iria, découvre dans ce champ un cimetière romain et cette tombe somptueuse. Le 25 juillet 813, il décrète qu’il s’agit de l’Apôtre Jacques. Depuis 786, les Commentaires de l’Apocalypse sont un best-seller de l’époque dans les églises espagnoles et wisigothiques. Or, ce texte confie chaque région à un apôtre. N’est-ce pas l’occasion unique de s’attribuer ici l’apôtre Jacques? Alphonse II fait ériger sur la tombe un oratoire qui attire des pèlerins du coin. La nouvelle se répand. Le pape Léon III rédige une bulle à toute la chrétienté par laquelle il annonce cette découverte extraordinaire et si heureuse. Les pèlerins affluent. Les miracles et prodiges se multiplient. On vient de loin, de plus en plus loin.

De nouveau, se greffent des légendes longtemps prises pour des réalités que seuls les pires des mécréants voués aux flammes éternelles pouvaient mettre en doute.

Un pèlerin en fin de carrière, mais quelle carrière, vient prier ici! Il a beaucoup à se faire pardonner! Les paparazzi de l’époque évoquaient des relations incestueuses avec sa soeur. C’est l’empereur Charlemagne! Il se serait confessé en tendant au futur Saint Gilles un rouleau où il confessait ses fautes. A mesure que le saint homme priait, le parchemin déroulé s’effaçait.

Alphonse II, le Chaste, se présente à Charlemagne comme roi de Galice et des Asturies. Bien que le roi ait encore sa résidence à Oviedo, le pèlerinage à Compostelle devient vite un pèlerinage à une capitale royale. Et la nouvelle dynastie asturienne se sépare des souverains wisigoths.

En 844, Ramiro Ier, prince des Asturies, combat les Maures à Clavijo près de Logroño. Le Calife de Cordoue devait recevoir un tribut de cent vierges et ne les a pas reçues. Intolérable! Lors de l’affrontement, alors que cela tourne mal pour les chrétiens, Saint Jacques apparaît à cheval et prend part à la bataille! Les chrétiens emportent peu après la victoire. Saint Jacques devient le “matamore”, le tueur des Maures et le patron de l’armée de l’Espagne!

En 997, Al Mansour détruit Compostelle mais respecte la tombe du matamore!

Mais que le corps de Jacques se trouve à Compostelle ou que ce soit plus probablement celui d’un autre notable romain, peu importe, c’est en l’honneur de Saint-Jacques ou grâce à lui que l’on marche.

Et s’il est toujours en Palestine, ce qui est beaucoup plus probable, il n’en demeure pas moins que le Chemin, est une voie qui a été suivie par des millions de pèlerins qui, la plupart, croyaient marcher vers l’apôtre, une voie chargée d’Histoire et de spiritualité, une voie où se sont retrouvés des pèlerins venant de toute l’Europe.

Santiago fut et demeure en quelque sorte la Mecque de l’Occident!

Le Camino Frances est de très loin le plus suivi des chemins menant à Santiago. Mais pas le seul.

Le Chemin du Nord, Camino Alto, nettement moins fréquenté, est pourtant plus ancien. Les premiers pèlerins venaient en effet des Asturies, encouragés par les monarques de la région. La route commençait au Pays Basque, parcourait la corniche du Golfe de Gascogne, passait par Oviedo et entrait en Galice. Cette route est très dure, plus dure que le Camino Frances.

Un autre chemin appelé la Route de l’Argent amenait les Andalous et le Chemin Portugais amenait les Portugais. Quand j’ai marché vers Fisterra, j’ai rencontré quelques pèlerins, un Canadien et un Portugais, ayant pris ces chemins. Ils ont toujours marché seuls comme moi en France.

Il existe aussi des routes marines pour les pèlerins venant des ports du Nord. En 1434, le port d’A Coruna enregistre jusqu’à 3000 pèlerins Anglais!

Pour les personnes tentées par le Camino et qui ne disposent que d’un mois, je conseille de partir avant Saint-Jean-Pied-de-Port, car la première étape serait très dure!

Partir d’Ortez ou de Saint-Palais est plus indiqué! A moins d’avoir un entraînement en haute montagne!

Il existe en France quatre points de rassemblement traditionnels du Chemin de Compostelle: Saint-Martin de Tours, la Madeleine de Vézelay, Notre-dame du Puy-en-Velay et Saint-Trophime d’Arles. C’est de très loin, la route du Puy-en-Velay qui est la plus fréquentée en France. En partant de ces lieux de rassemblement, un mois ne suffit pas. Deux, oui !

Sur la Voie de Vézelay, vous trouverez les refuges suivants dans les Landes si vous avez une credential. Aucune réservation possible. Les premiers arrivés prennent les places!

– Retjons, au-dessus de l’épicerie: s’adresser à l’épicerie ou à la mairie (tel 05.58.93.36.42. Tarif 2€. 4 places.

– 10 Km plus loin à Roquefort, à droite après le pont. S’adresser au café de la Paix ou à la Mairie Tel 05. 58. 45. 50.46 Gratuit (ou don). 2 places.

– 19 Km plus loin à Bougue. S’adresser au bar de la place du village ou à la Mairie. Tel 05. 58. 52.52.13 Tarif 5 € 6 places

– 9 Km plus loin à Mont de Marsan, 2 rue de Lesbazeilles. On obtient la clé dans l’impasse Paul Haget, dernière maison à gauche, auprès de Madame Jacqueline Suberchicot. L’impasse se situe face au n° 14 de la rue Lesbazeilles. L’impasse est parfois cachée par une porte en fer que l’on arrive à ouvrir. Tarif: gratuit ou don. 6 places

– 19 Km plus loin Saint-Sever. S’adresser au cloître des Jacobins ou à l’Office du Tourisme. 4 places. Tarif: gratuit ou don.

– 15 Km plus loin Hagetmau. (du 15 avril au 30 septembre) à la Cité Verte Tel 05.58.79.79.79. 8 places. Tarif 4€50

– 12,5 Km plus loin Beyries. S’adresser à la Mairie. Tarif: gratuit ou don Tel 05.58.79.04.59

Vous arrivez ensuite dans les Pyrénées Atlantiques et vous trouvez des refuges à

– Sault de Navailles Monastère de la Visitation 7 places Tel 05 59 67 62 31

– Orthez Gîte Saint-Jacques Tel 05 59 09 01 41

– Saint-Palais, chez les Franciscains.

– Ostabat

– Saint-Jean-Pied-de-Port (tarif: 7 €)

En Espagne, dès Roncevaux, chaque auberge signale les auberges existantes à moins de cinquante ou de cent kilomètres, avec souvent mention du nombre de places et du tarif.

Et la liste est parfois longue!

Elle change souvent. Des auberges ferment. D’autres se créent ou augmentent leur capacité. C’est que le nombre de pèlerins ne fait que progresser bien qu’on soit loin des 500.000 pèlerins annuels des XIème au XIIIème siècle

La liste des auberges, mise à jour en mai 2003, n’était plus tout à fait correcte deux mois plus tard. J’ai rencontré au moins quatre auberges non mentionnées. Une ou deux autres avaient fermé leurs portes.

Il est donc prudent de ne se fier qu’aux listes reçues en dernière minute sur place.

Les flèches sur le chemin indiquent presque toujours parfaitement la présence des auberges de pèlerins, même les nouvelles.

Il est vain de vouloir planifier avec précision sa progression sur le chemin!

On n’évalue pas à l’avance la difficulté du parcours qui ne dépend ni de la distance ni même du relief, mais plus de l’état du chemin, de la météo, et surtout de l’état imprévisible de ses pieds!

Le chemin est parfois asphalté mais il est aussi souvent semblable aux pires des sentiers rocailleux pour chèvres. Par temps sec, des tronçons s’avèrent déjà glissants à de nombreux endroits, particulièrement là où les rochers affleurent! Par temps de pluie et de boue, on comprend facilement que c’est la patinoire! Fort heureusement, je n’ai pas eu plus d’un quart d’heure de pluie en Espagne, mais l’été 2003 fut exceptionnellement sec ! Au retour, c’était triste de voir les récoltes de tournesols complètement brûlées par le soleil.

CONSEILS EN VRAC

– Choisir des vêtements les plus légers et séchant vite. Pesez-les et choisissez en fonction du poids si vous hésitez entre l’un ou l’autre! Inutile d’avoir plus de deux chemises de rechange.

– En France, on vend des tubes de Génie, lessive en forme de gel pour nettoyer à la main même à l’eau froide. En Belgique, la poudre Wipp express agit bien si on trouve un évier qu’on peut boucher!

– Prendre un bouchon d’évier n’est peut-être pas stupide! Mais n’oubliez pas de fermer les robinets!

– Le sac de couchage est obligatoire dans la plupart des auberges. Prenez-en un léger. Certains se contentent d’une housse de couette, ce qui est encore plus léger, se salit plus vite mais se lave plus facilement, Au plus on approche de Santiago et au plus les sacs de couchage, imprégnés d’hectolitres de sueur, sentent le bouc!

– La plupart des auberges ont des couvertures pour les pèlerins si par malheur on en sent la nécessité.

– Essayez de limiter le poids de ce que vous emportez à dix pour cent de votre poids! C’est très difficile si vous ne pesez que cinquante kilos!

– Evitez les jeans ridiculement lourds, surtout une fois mouillés.

– Evitez le pull lourd. Un K-way protège déjà pas mal du froid. Et la marche réchauffe aussi! Je partirais à une autre saison que l’été, je prendrais un sous-vêtement Damart.

– Ne partez pas avec des vêtements de marque. Les lessives sèchent souvent dehors sans surveillance. Les vols ne sont pas fréquents, mais rien ne sert de tenter le diable, d’autant que des passants non pèlerins chapardent parfois. Jacques s’est fait voler son matelas auto-gonflable dans un gîte de plus de cent personnes. Au cours d’un précédent voyage, le Suisse de l’estrade de Portomarin s’est fait piquer son sac!

– Evitez d’emporter des objets chers. D’abord, c’est râlant de les perdre. En outre, il n’est pas séant de montrer des signes de richesse. Le Chemin insuffle l’humilité.

– La lampe de poche frontale est plus pratique que celle qu’on tient en main lorsqu’on fouille son sac la nuit. Elle est aussi plus légère. J’ai vu des cyclistes qui utilisaient ce type de lampe comme phare! J’avais une lampe de poche. Je ne l’ai jamais utilisée.

– Si vous cuisinez, un réchaud camping-gaz est très pratique pour se préparer du café et du potage Knorr. Ce n’est pas lourd comme on l’imagine et le budget repas s’allège énormément. En outre, quelques auberges n’ont rien pour cuisiner! Parfois, il y a quarante personnes qui veulent utiliser l’unique réchaud.

– La carte bancaire est fort utile, si elle est valide hors de son pays. Les distributeurs sont plus présents en Espagne qu’en France!

– Ne prenez pas des sorties de bain pour vous essuyer! C’est trop lourd! On vend des essuies super-légers mais assez coûteux.

– Inutile d’emporter dix paires de chaussettes. On en vend au moins tous les vingt kilomètres. Méfiez-vous de celles qui ont des élastiques qui serrent trop! Cela provoque des tendinites! J’ai du couper ces élastiques aux ciseaux, ce qui n’est pas esthétique, mais soulage fortement.

– Ne pas prendre des souliers de rechange. C’est lourd! Choisissez de bonnes chaussures solides dans lesquelles vous avez déjà marché longtemps sans blessure ni ampoule. Une paire d’espadrilles légères pour atteindre le prochain magasin suffit et servira dans les auberges où l’on invite à retirer les souliers de marche.

– Notez les adresses de vos amis au crayon ou au bic. Pas à l’encre! Une pluie diluvienne ou une bouteille d’eau ou de savon qui coule et tout s’efface! J’ai eu la blague!

– La gourde d’un litre et demi est la contenance vraiment minimale sur certains trajets! N’oubliez pas de boire un maximum à chaque “fuente”!

– En arrivant à la fontaine avec votre gourde contenant encore un peu d’eau bien réchauffée par le soleil, ne jetez pas l’eau que vous estimez imbuvable avant de vous assurer que la fontaine fonctionne. Plusieurs fois, j’ai eu la désagréable surprise d’actionner la pompe d’une fontaine à sec! Les distances entre les fontaines sont imprévisibles! La fontaine se trouve souvent cachée vingt mètres après une machine vendant des boissons froides!

– Si vous aimez la foule, choisissez d’arriver le dimanche 25 juillet d’une année jubilaire (2004, 2010, 2021, 2027, 2032, 2038, 2049, 2055, 2060, 2066, 2077…) Ajoutez successivement 6, 5, 6, 11 et recommencez pour les années qui suivent.

Les festivités à Santiago y sont en outre plus solennelles et pour ceux qui courent après, les indulgences sont généreuses!